Tourner dans des conditions extrêmes...

entretien entre Pierre Lhomme, Eric Guichard et Robert Alazraki sur la lumière en extérieur

Tourner dans l’Himalaya implique-t-il une contrainte physique particulière ?

Eric Guichard : C’est sûr que par rapport à des extérieurs classiques, la contrainte de l’Himalaya, c’est une contrainte physique. C’est-à-dire que faire un plan c’est déjà une difficulté en soi. Mais ça, ça fait aussi un peu partie du jeu. D’ailleurs toute l’équipe a passé un test d’altitude et certains membres ne sont pas partis à cause de ce test. Mon assistante Sylvie Carcedo, qui était quand même limite au niveau du test, a fait plusieurs fois du caisson de décompression. Mais ça, je dirais que c’est la partie psychologique.

Disposiez-vous d’un matériel adapté aux conditions extrêmes ?

E. G. : En ce qui concerne le matériel, ce n’était pas extrêmement lourd. Techniquement, c’était étudié pour être transportable, donc on est plutôt dans une grande économie de moyen. On transportait les caméras à dos d’homme parce que c’était trop fragile. Il y avait 16 porteurs spécialisés pour porter le matériel caméra et le reste était porté soit par des ânes, soit par des yacks soit par des hommes qui sont des porteurs locaux. Le matériel lumière avait été étudié afin d’être transportable dans des tubes pour être protégé. La seule fois où la régie a voulu faire porter une caisse de filtres par un yack. Celui-ci s’est fâché avec un autre yack, sa corne a transpercé littéralement la caisse de filtres et ils ont tous explosé. Donc, il n’y a plus jamais eu tentative de faire porter une caisse caméra par un animal. Mais le matériel représentait à peu près 4 tonnes, pellicule comprise, ce qui est peu compte tenu du fait qu’on avait tout emmené.

Pouvez-vous nous parler plus en détail du matériel lumière ?

E. G. : En lumière, on a deux petits groupes électrogènes de 5 kW, à 3 000 m, ils fournissent à peu près l’équivalent d’un HMI 2 500 Cinepar chacun, mais évidemment, à 4 500 m ils descendent à 2 kW, donc là plus question de sortir de gros HMI, même pas de 2 500. Sur la séquence du lac on a amené un 1 200 Cinepar seulement, parce qu’en fait je travaille beaucoup avec des réflecteurs et des toiles en lumière naturelle. A ce niveau-là, je ne peux quasiment rééclairer qu’un gros plan si jamais j’ai besoin de décrocher un peu le visage. D’où l’importance d’avoir une vraie complicité avec le metteur en scène parce que pour le coup si on est dans une scène plein soleil, c’est extrêmement difficile de tourner en fausse teinte. La contrainte du soleil, c’est de demander à un metteur en scène d’avoir la patience d’attendre afin d’être raccord entre les plans.

Pierre Lhomme : Mais il lui faut des yeux pour ça.

E. G. : Il faut des yeux, il faut de la patience, il faut qu’une production vous soutienne. Ensuite, il y a ce qu’on peut faire bien qu’il n’y ait pas de soleil, c’est-à-dire des faux raccords. Prendre le risque de se dire qu’on pourra le faire quand même car c’est raccordable et que le spectateur ne le verra pas.
Même si on essaie de faire l’image la plus homogène possible, on a conscience qu’il y a des choses que nous, opérateurs, voyons, mais que le spectateur ne voit pas.

Robert Alazraki : La limite est toujours difficile à trouver. Jusqu’où peut-on se permettre d’aller en faux raccords ? Moi j’ai beaucoup de mal avec ça justement. Décider : ça c’est possible, ça ne l’est plus. A partir de quelle taille, de quel axe, de quel moment. Parfois on est obligé de refaire un gros plan d’une séquence en plein soleil trois semaines après le tournage de la séquence, donc c’est bien d’avoir, sur les rapports, la façon précise dont on a travaillé, avec les filtres, les couleurs, les axes. La vidéo sert beaucoup à ça aussi.

P. L. : C’est un instrument magique maintenant. Ça rend un peu fainéant, c’est le danger.

R. A. : Dans Le Fils du Français de Gérard Lauzier, j’ai eu un problème à résoudre. Nous avions tourné une séquence dans la forêt amazonienne avec un enfant et un adulte et le metteur en scène n’était pas content des rushes quand on est revenu à Paris. Il n’était pas question de retourner en Amazonie, donc on a refait en studio pratiquement la moitié de la séquence. J’ai été complètement affolé quand j’ai appris ça. Je n’y avais même pas réfléchi. C’était en fait un extérieur très assombri par les arbres de la forêt amazonienne. Ce sont des plans qu’on a réintégrés dans la séquence. Il y a au moins quinze raccords extérieur/studio. Mais faire ce genre d’exercice est très excitant, ça réveille.
Dans cet autre moment du même film, j’ai eu du mal à faire passer des ellipses de temps sur des séquences tournées en plusieurs jours, en décor naturel, en extérieur et en studio, mélangeant faux soir, vrai soir, nuit américaine et nuit en studio, le tout dans une continuité d’un soir et d’une nuit.

E. G. : Ce qui est intéressant dans ce mélange, c’est que souvent on est sauvé par le son car il fait une liaison évidente et donne une crédibilité à toute la séquence qui est indispensable.

R. A. : Lorsque j’ai lu le scénario de ce film, il y avait une séquence où je me suis dit que c’était impossible à faire. La séquence débutait à l’intérieur d’un bistrot toutes fenêtres ouvertes en Amazonie. Le soir tombait. On passait à l’extérieur avec une cavalcade, les personnages prenaient une pirogue, puis on arrivait à l’intérieur de la forêt, dont une partie devait être tournée en studio car il y avait un jaguar. Le tout se passant donc la nuit et étant quasiment tourné uniquement de jour. Ce n’était vraiment pas évident et c’est à force de travail et de discussions avec Yves Agostini, le cadreur, que l’on a trouvé des liens et des façons de faire. Ainsi les choses se construisent et deviennent possibles, pas faciles mais faisables.
Je me souviens avoir eu particulièrement du mal à faire en sorte que le temps passe puisque l’action est très concentrée sur une soirée et une nuit alors que nous avons tourné sur plusieurs jours.

E. G. : Et là, tu as un metteur en scène qui accepte de travailler en fonction des contraintes particulières du soleil

R. A. : Oui, il a complètement accepté de laisser le temps de tendre des toiles, de poser des gélatines... Donc ça c’est toujours tourné en jour. Ensuite à l’extérieur il y a deux ou trois plans de vrais soirs. Et là, on passe sur une séquence faite sur deux jours, sur l’Orenoque, où heureusement on a eu du temps gris : c’est le raccord entre la séquence de soir et la nuit américaine. On va rentrer dans la forêt et ça va devenir une nuit américaine, tirée trop claire à mon goût...

E. G. : La contradiction entre accepter de jouer avec la lumière naturelle et faire des effets de nuit américaine par exemple, entraîne qu’une fois confronté à la réalité de ce que l’on a filmé, on s’aperçoit que le metteur en scène finalement a les yeux fermés, n’accepte plus de jouer ce jeu et demande de rééclaircir. Or là, on tombe dans des difficultés... C’est-à-dire que si l’on a vraiment pris les risques maximums et bien on ne peut pas le faire.

P. L. : Oui mais ils ne tournent pas de nuit car ça coûte plus cher et ça complique le plan de travail. Cela dit, c’est très casse-gueule, les nuits américaines, surtout en forêt, je me souviens dans Le Sauvage, on était au Venezuela, les rushes reviennent du laboratoire, on va en projection, c’était à Caracas, et Montand se lève et me dit : « Mais dis-donc, mon petit, c’est pour ça que tu m’as fait venir ? ». Alors je lui réponds que lorsque le film serait monté on le reconnaîtrait, Jean-Paul m’a soutenu sans hésiter car nous pouvions honnêtement évoquer la séquence, le rythme du montage et le rassurer. Les gens regardent les rushes plan par plan alors qu’en fait, il faut les monter dans sa tête, parce que si on a un plan tellement sombre qu’on ne voit pas de qui il s’agit...

E. G. : A propos du plan de travail, c’est vrai qu’il y a des assistants réalisateurs qui ont cette qualité de savoir y réfléchir en termes de lumière, qui t’interrogent et peuvent te rappeler : « Attention ! là tu es en soir, qu’est-ce que cela veut dire pour toi, intérieur soir est-ce que c’est un intérieur où l’on voit un petit peu dehors, est-ce qu’il fait vraiment nuit ? ». Ce sont des gens qui peuvent nous aider mais qui peuvent aussi, s’ils ne savent pas lire un scénario ou comprendre le rôle de la lumière, complètement dénaturer notre travail. Il faut être vigilant.

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