A la mémoire du directeur de la photographie indien Ramananda Sengupta

Par Marc Salomon, membre consultant de l’AFC

La Lettre AFC n°280

Le plus âgé des directeurs de la photographie indiens, Ramananda Sengupta, est mort mercredi 23 août 2017 à Calcutta (Inde). Marc Salomon, membre consultant de l’AFC, retrace la carrière de cet opérateur qui a croisé le chemin des figures légendaires du cinéma que sont Jean Renoir, Ritwik Ghatak, Mrinal Sen et Utpal Dutt.

Le 23 août 2017, Ramananda Sengupta s’est éteint à l’âge de 101 ans. Il était le doyen des opérateurs indiens et une figure légendaire du cinéma bengali. Il devait le vrai démarrage de sa carrière et une partie de sa grande notoriété au fait d’avoir été engagé en 1950 comme cadreur par Claude et Jean Renoir venus tourner Le Fleuve, sur les bords du Gange aux environs de Calcutta.

Ramananda Sengupta - Photo Tathagata Das
Ramananda Sengupta
Photo Tathagata Das

Il tournera par la suite près de 70 films en 40 ans de carrière, une cinématographie malheureusement méconnue sous nos contrées qui se contentent en général du "triumvirat" bengali constitué de Satyajit Ray, Ritwik Ghatak et Mrinal Sen. Mais « comme toutes les cinématographies indiennes », écrit Yves Thoraval (dans Les Cinémas de l’Inde, L’Harmattan - 2002), « le cinéma bengali a connu et connaît une production commerciale "classique", entre mélo et réalisme où chansons et musique jouent un rôle considérable, en général moins outrageux ou spectaculaires cependant qu’à Bombay et à Madras. »

Né à Dacca le 8 mai 1916 (dans ce qui était encore les Indes britanniques), d’un père inspecteur des chemins de fer, Ramananda Sengupta (parfois orthographié Ram Sen Gupta) intègre en 1926 l’école de Santiniketan fondée par Rabindranath Tagore au nord de Calcutta. Mais deux ans plus tard, à la mort de son père, il doit regagner Dacca puis poursuit ses études à Calcutta avant de chercher à intégrer l’industrie du cinéma, d’abord sans succès à Madras, puis à Tollygunge dans les quartiers sud de Calcutta, berceau du cinéma bengali. Alors que sa mère vient aussi de décéder, c’est là qu’il débute en 1938 au sein des studios de la Aurora Film Corporation. Il commence par transporter et assurer l’entretien du matériel, caméras et machinerie, puis accède au poste de machiniste en charge des travellings, un travail bénévole pendant deux ans où on lui reconnaît cependant une certaine compétence. Sengupta devient assistant du chef opérateur G. K. Mehta, auprès duquel il gravira tous les échelons : «  Il a été mon maître et je lui dois tout ce que j’ai appris de la cinématographie. Il m’a inculqué les bases et m’a encouragé à travailler en indépendant.  »

C’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale que Sengupta entame une carrière de chef opérateur grâce au comédien et réalisateur Ardhendu Mukherjee mais, lorsqu’il apprend que Jean Renoir doit venir tourner un film en Inde et en Technicolor, il fait tout son possible pour être engagé quitte à redémarrer au bas de l’échelle. Dans Ma vie et mes films, après avoir évoqué son assistant Hari Das Gupta, Jean Renoir raconte ainsi la suite : « Voici comment un autre Gupta, Ram Sen Gupta, sans parenté avec Hari, devint notre cadreur. Nous faisions des essais d’enfants susceptibles de jouer dans le film. Le machiniste qui nous donnait la claquette se montrait d’une vivacité impressionnante. Il déplaçait les lampes avant que les électriciens n’aient compris les indications de Claude, il devinait même ses intentions. Son aspect physique nous séduisait : il était grand et mince et était vêtu d’un dohti immaculé. Les essais terminés, nous l’interrogeâmes et apprîmes qu’il était un cameraman recherché et qu’il avait pris la place du machiniste pour avoir l’occasion de nous offrir ses services. Claude fit immédiatement un essai avec lui et le prît comme cadreur.  » [Sengupta, qui servit aussi de modèle pour des tests de maquillage, affirmait quant à lui avoir rencontré Jean Renoir alors que ce dernier était en repérages filmés en 1948, accompagné de l’opérateur américain Clyde de Vinna...] Jean Renoir envoya son neveu Claude et Sengupta à Londres afin qu’ils se familiarisent avec le matériel Technicolor puis le tournage se déroula de janvier à mars 1950, tournage auquel assistèrent aussi, rappelons-le, Satyajit Ray et son futur opérateur Subrata Mitra.
« J’ai passé plusieurs mois à ses côtés », dira plus tard Sengupta, « Cette expérience m’a ouvert les yeux, une courbe d’apprentissage qui a changé ma vision du cinéma. Si je n’avais pas travaillé avec Renoir, je n’aurais pas grandi en tant qu’opérateur ».

Sur le tournage du "Fleuve", en 1951 - Jean Renoir, au premier plan, Claude Renoir, debout derrière lui, et Ramananda Sengupta, derrière la caméra Technicolor blimpée
Sur le tournage du "Fleuve", en 1951
Jean Renoir, au premier plan, Claude Renoir, debout derrière lui, et Ramananda Sengupta, derrière la caméra Technicolor blimpée

Après le tournage du Fleuve, Sengupta retrouve Ardhendu Mukherjee, puis il séjourne à Paris, invité par Claude Renoir, et assiste même à quelques prises de vues d’un film photographié par Henri Alekan. De retour en Inde, il est un des cofondateurs en 1952 de "Technician’s Studio", un studio sous forme de coopérative appartenant à un groupe de techniciens (image et son) décidés à mettre en commun leurs moyens et leurs compétences, travaillant même gratuitement parfois. La vente d’une petite maison qu’il possédait au Bangladesh lui permit de faire vivre sa famille pendant quatre ou cinq ans. C’est dans ces conditions qu’il rencontre Ritwik Ghatak et signe les images de son premier film, Le Citoyen, en 1952. L’univers plastique de Ghatak est déjà en place, éclairages élaborés qui favorisent le volume, le contraste et la profondeur, placement des visages dans le cadre, positions de caméra originales : « J’aimais beaucoup sa façon de filmer », déclarait Sengupta, « il voulait toujours des prises de vues en plongée ou en contre-plongée. C’était très différent des autres réalisateurs. Il venait du théâtre mais voyait beaucoup de films soviétiques, ce qui l’a certainement influencé. » Malheureusement, ce film connut des problèmes de distribution et ne fut projeté que 25 ans plus tard.

"Le Citoyen", de Ritwik Ghatak - Capture d'écran
"Le Citoyen", de Ritwik Ghatak
Capture d’écran

Sengupta collabore ensuite à plusieurs reprises avec le réalisateur Chitta Bose, en particulier sur Bindur Chhele (1952) d’après le roman de Saratchandra Chattopadhayay (auteur du célèbre Devdas), mélodrame familial qui fut un grand succès commercial. Dans la grande tradition des mélodrames bengalis avec au moins une partie chantée, Bose et Sengupta tournent aussi Kankabatir Ghat, en 1955, interprété par la (future) grande star masculine Uttam Kumar, avec lequel Sengupta tourne aussi Raat Bhore - L’Aurore, le premier film de Mrinal Sen. Entre temps, il avait retrouvé Claude Renoir en 1954 pour collaborer aux prises de vues en Technicolor d’un documentaire réalisé par l’Italien Giulio Machti (Indes fabuleuses).

C’est avec un collectif de réalisateurs qui signaient chaque film sous le pseudonyme "Agragami " que Sengupta tournera fréquemment à partir de 1956 (il s’agit le plus souvent du réalisateur Saroj Dey) à commencer par Shilpi, interprété par le couple légendaire à l’écran, Suchitra Sen et Uttam Kumar, stars du cinéma bengali des années 1950-60, un film considéré comme un des meilleurs produits au Bengale. Suivront, toujours réalisés par Saroj Dey : Headmaster, en 1959, et Nishithe, en 1963. On citera encore les deux premières réalisations du célèbre comédien Utpal Dutt : Megh, en 1961 (un thriller psychologique), et surtout Ghoom Bhangar Gaan, en 1965, dans lequel Sengupta semble encouragé par le réalisateur à retrouver le goût de certaines exigences formelles dans la composition des plans et le clair-obscur.

Suchitra Sen et Uttam Kumar dans "Shilpi" - Capture d'écran
Suchitra Sen et Uttam Kumar dans "Shilpi"
Capture d’écran
Suchitra Sen dans "Shilpi"
Suchitra Sen dans "Shilpi"

De la suite de sa carrière, qui se poursuit tout au long des années 1960-70, nous ne connaissons hélas pas grand-chose, sinon des succès populaires comme Teen Bhubaner Pare, d’Ashutosh Bandyopadhyay, en 1965, porté par une fameuse séquence d’ouverture avec un groupe de jeunes gens chantant et dansant dans la rue. Sengupta tourna quelques-uns de ses derniers films avec Ajit Ganguly, grande figure du théâtre, à la fois auteur, acteur et metteur en scène.
Notons enfin que tout au long de sa carrière, Ramananda Sengupta a contribué à former des opérateurs réputés comme Soumendu Roy (films de Satyajit Ray à partir de Trois sœurs, en 1961), Dinen Gupta (qui deviendra la chef opérateur de Ritwik Ghatak) et Krishna Chakraborty, entre autres.

On trouvera sur Youtube une série entretiens – avec ou autour de Ramananda Sengupta –, en sept parties (de 20 à 40’ chacune) pour une durée totale de 3 heures 20 minutes, malheureusement partiellement sous-titrés en anglais :
On Search of Glorious History – Ramananda Sengupta, an untold story, par Nivedita Majumda

La carrière de Sengupta a fait aussi l’objet de deux publications en bengali seulement, dont Ramananda Sengupta, par Chayachabir Chaya Pathe (Edition Deepayan).

"Ramananda Sengupta", de Chayachabir Chaya Pathe
"Ramananda Sengupta", de Chayachabir Chaya Pathe
Livre édité par la North Calcutta Film Society
Livre édité par la North Calcutta Film Society