A propos des César 2020

Billets d’humeur de DoP de l’AFC
A la suite de la 45e cérémonie des César, et en raison de la pluralité des réactions et des ressentis des DoP qui composent l’AFC, le conseil d’administration, réuni ce lundi 2 mars 2020, et moi-même avons décidé de ne pas faire "l’édito du président" à propos de cet événement mais de nous exprimer personnellement et librement dans la rubrique "billets d’humeur". (Gilles Porte, président de l’AFC)

• Je me demande souvent pourquoi j’éprouve un tel réconfort dans les images.
Parce qu’elles ne tuent pas, parce que lorsqu’on s’y attache, elles posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, parce qu’elles arrêtent les mots.
Les mots ont volé en tous sens dans cette soirée qui questionne les noces barbares du cinéma et de la télévision.
Il me reste donc quelques images, la pâleur de Swann Arlaud, la haute taille de Roschdy Zem, l’extraordinaire visage du jeune acteur des Misérables à droite de la scène, regard éperdu dans l’attente d’un monde, les robes qui défilent et se succèdent sur la maîtresse de cérémonie jusqu’au moment où il n’y a plus de robe… Adèle Haenel qui se lève derrière plusieurs rangées de spectateurs, l’espoir de la voir mieux, de la comprendre et les cadreurs qui ont peut être reçu des ordres ne se rapprochent pas, font semblant de ne pas voir, quelle honte !
A partir de ce moment-là, il n’y a que des images manquantes, les têtes de ceux qui ont peur, de celles qui la suivent, les regards fuyants de ceux qui montent sur scène pour recevoir le dernier César, il n’y a que des garçons !
Ne pensez-vous pas qu’un cinéaste aurait su filmer* ces situations, leur rendre leur force au lieu de les vider de leur sang ?
Caroline Champetier, AFC
* Ça veut dire y réfléchir avant, les imaginer !

• La 45e cérémonie des César, la nouvelle référence pour des évènements lamentables. La fête du Cinéma ? Non ! Juste une pauvre émission de télé-réalité ! Après la répétition, personne n’a imaginé à quel point ce serait abscons et minable ?
Avec un sens désuet, on aurait pu dire que cette cérémonie était "misérable", ce serait ne pas faire honneur au film de Ladj Ly.
Je comprends parfaitement la réaction immédiate d’Adèle Haenel et de l’équipe de cet autre magnifique film, Portrait de la jeune fille en feu. Mais je ne comprends pas le fil conducteur de cette soirée livrant sciemment Roman Polanski, réalisateur de J’accuse, à la vindicte publique, une aubaine pour les médias.
On peut juste reprocher à la justice sa lenteur pour ne pas avoir jugé et condamné cet homme plus tôt, laissant la place à ce sinistre tribunal populaire.
Je pense avant tout aux actrices, aux violences subies, et ne peux donc oublier Sharon Tate.
Ce vendredi, tout le monde a été perdant. Et pourtant les nominations étaient formidables…
Laurent Dailland, AFC

• Comme toujours, regarder la cérémonie des César et découvrir les votes révèlent des surprises. La fierté de voir Claire Mathon récompensée, la joie du César pour Roschdy Zem, le triomphe des Misérables... Mais le César de meilleur réalisateur à Roman Polanski a résonné pour moi comme une grande claque. C’est un César politique, Polanski est à n’en pas douter un immense cinéaste mais J’accuse n’est pas un de ses meilleurs films et ce César, c’est comme si ceux qui ont voté pour lui nous disaient : vous nous faites chier avec vos histoires de viol, d’abus sexuels et on va vous montrer que le cinéma est au-dessus de ça. Qu’on utilise l’argument de la séparation de l’homme et de l’œuvre n’est pas entendable aujourd’hui. Il s’agit d’un César remis à un homme accusé de plusieurs viols, ce n’est pas anodin. On peut accepter tous les César pour ce film mais pas remettre une statuette à l’homme Roman Polanski. J’ai regretté que si peu de gens aient suivi Adèle Haenel.
Quel message envoie-t-on ? Quel Cinéma honore-t-on ?
Nathalie Durand, AFC

• Triste et poignant de voir le dépit s’installer sur les visages d’Adèle Haenel et Céline Sciamma au fur et à mesure du déroulement de la soirée des César.
Est-ce pour cette raison qu’elles n’ont plus été filmées sauf au moment du couperet ?
Je n’ai pas pensé à Roman Polanski.
J’ai pensé à Peter Handke.
S’il n’a jamais expliqué son choix d’aller aux obsèques de Milosevic, c’est, aux dires de Georges-Arthur Goldschmidt traducteur et ami, parce qu’il n’a pas trouvé les mots pour le faire.
Adèle Haenel a trouvé les siens au mois de novembre, forts, construits, combattants.
Pourtant il ne me reste que des questions après cette soirée des César.
Fallait-il boycotter cette 45e édition et éviter l’hypothèse, qui s’est révélée exacte, que Roman Polanski remporterait un prix puisqu’il était éligible ?
Fallait-il déguiser le paradoxe de cette édition dans cette laideur télévisuelle ? Cette mise en scène fuyante ?
Comment y exposer la place largement minoritaire des femmes dans le cinéma avant #MeToo et comment la repenser après #MeToo ? Comment y contrevenir ?
Comment dénouer l’opposition binaire qui règne dans tous les commentaires parfois jusqu’à l’excès, depuis le palmarès ?

J’ai hâte de lire les billets d’humeur dans la Lettre – la belle idée plutôt qu’un édito – dans l’espoir de trouver ensemble le commencement d’une avancée afin que des images aussi douloureuses et discutables ne puissent plus exister.
Agnès Godard, AFC

• Il me souvient des César joyeux, fête du monde du cinéma destinée à satisfaire un public gourmand de paillettes, stars et strass ; des César respectueux pendant lesquels la salle gardait un silence pudique lors des hommages aux disparus de l’année ; des César humbles où Antoine de Caunes, maître de cérémonie, se retirait pour l’ouverture de l’enveloppe contenant le nom du gagnant de la catégorie dans laquelle il était nommé ; des César drôles ou émouvants donnant la parole à des gagnants heureux, comblés, impressionnés ou paniqués.

« Et puis tout est mystère et terreur, une histoire qui ne veut pas être racontée. »
(Edgar Allan Poe, Bérénice)

Annoncée comme la cérémonie du changement nécessaire d’un système opaque, cette 45e cérémonie des César aura été l’arène de stand-up grossiers, où pour certains prononcer un nom semble au-dessus de leur force ou de leur courage, et d’un lavage de linge sale dans une famille désunie.
Je me suis forcé à regarder une cérémonie parsemée de moments pitoyables, injurieux, menée par des personnes s’érigeant en seuls détenteurs des revendications d’autrui, brandissant un étendard sanglant dans un esprit de revanche, juges autoproclamés condamnant le vote d’une majorité. Non contents que l’exécution n’ait pas eu lieu, vexés de ne pas avoir été épaulés ou suivis, les voici rédigeant des "tweets" indignés ou se retirant de la salle avec perte et fracas.
Du tout à l’égo, dit-on, il ne sort que de la saleté. Le public a été bien servi et notre volonté de le faire rêver, ce qui motive l’énergie que nous déployons dans ce métier, bien ensevelie.

Je retiens de cette soirée quelques moments magiques, l’image de l’équipe radieuse des Misérables, le discours formidable de Roschdy Zem, l’hommage au cinéma d’animation et les récompenses données à J’ai perdu mon corps, la simplicité du témoignage de l’équipe de Parasite...
Je retiens de l’actualité la nécessité d’une réflexion approfondie pour garantir le respect de chacun dans notre métier.

Ce n’est pas parce que la cause est juste, que tous les moyens sont bons.
Vive le Cinéma, celui projeté sur grand écran, pas celui affiché ce soir-là !
Baptiste Magnien, AFC

• A Pascaline (créatrice de costumes), Paweł (directeur de la photographie), Stéphane (perchiste), Lucien (son), Aymeric (monteur son), Cyril et Niels (mixeurs son), Cyril (producteur exécutif), Hervé (chef monteur), Jean (chef décorateur), Alexandre (compositeur), Jean (comédien), Grégory (comédien), Louis (comédien), Bruno (comédien) et les autres [1]

INT – SALLE PLEYEL – NUIT : La lumière fut... Elle était noire…
Vendredi soir, la 45e cérémonie des César était pathétique et ressemblait à des jeux de cirque télévisuels sur lesquels l’ombre de Federico Fellini planait, tandis que l’équipe entière d’un film majeur préférait déserter à juste titre une cérémonie de remise de prix, transformée en tribunal populaire… Qui pense sérieusement que primer le film J’accuse signifie que la majorité de notre profession entretient la culture du viol ? Notre ministre de la culture, toujours droit dans ses bottes, qui, fait inédit dans les annales des César, déconseilla aux votants de distinguer Roman Polanski ? Et si Franck Riester essayait plutôt de ne pas être uniquement un pion sur un échiquier libéral qui risque de faire passer la France de l’exception culturelle à l’exécution culturelle ? Mais peut-être que les prochains César doivent être élus à coup de 49.3 ?
Défendre l’œuvre de Roman Polanski – et ce, même si les gestes qu’on lui reproche avaient visé ma propre fille ! – est-ce pour autant mépriser les femmes qui disent avoir été victimes de violences sexistes ou sexuelles ? De tels raisonnements n’actent-ils pas la défaite de la pensée face aux réductions simplificatrices d’une situation qu’il faudrait au contraire affronter sans en esquiver la complexité ?

Soyons bien clair : à aucun moment le statut d’une personne, sa profession ou sa position dans la société ne doivent l’exempter de respecter la loi ni de respecter autrui, en l’occurrence les femmes toutes égales aux hommes qu’elles côtoient.

Il ne s’agit pas ici de prendre uniquement la défense d’un cinéaste mais de refuser d’effacer de la photo certaines œuvres à cause de comportements – même non discutables – de leurs auteurs(trices)… Et si nous faisions plutôt confiance à la faculté de juger du spectateur(trice) à partir du moment où celui(celle) qui regarde est dans certaines confidences ?
L’œuvre de Woody Allen – accusé par son ex-épouse d’avoir eu des relations sexuelles avec sa fille adoptive, encore enfant – doit-elle être jetée du pont suspendu de Manhattan afin que personne ne puisse s’y aventurer ? Quid de celles de Rainer-Werner Fassbinder et de Stanley Kubrick, qui adapta le chef d’œuvre de Vladimir Nabokov, Lolita, provoquant à sa sortie scandale et censure ? Parce que Jean-Jacques Rousseau a contraint sa maîtresse à abandonner ses cinq bébés qu’il lui a faits à l’Assistance publique, faut-il pour autant bruler l’intégralité de ses écrits ? Est-ce qu’écouter Bob Marley, c’est être "Rastafarien", misogyne et polygame ? Est-ce qu’apprécier Voyage au bout de la nuit fait de nous des racistes et des antisémites ? La vie parisienne de Toulouse Lautrec, l’attirance pour les petites filles aux îles Marquises de Paul Gauguin, l’antisémitisme de Degas, Auguste Renoir, Auguste Rodin, Paul Cézanne, Paul Valéry, les rapports de Gide avec les jeunes garçons en Algérie condamnent-ils pour autant des œuvres majeures ? Le philosophe Martin Heidegger s’était mis au service d’un parti totalitaire… Althusser a étranglé sa femme…

Alors non, je ne suis pas d’accord avec les derniers propos de l’actrice Adèle Haenel qui déclare en quittant la salle Pleyel après l’annonce du César de la meilleur réalisation : « Ils voulaient séparer l’homme de l’artiste, ils séparent aujourd’hui les artistes du monde… ». Si je comprends sa douleur, difficile d’accepter que l’on confonde un vote pour une statuette avec un verdict…
Avant de quitter ce billet d’humeur, je salue le César 2020 de la meilleure photographie attribué à Claire Mathon et, comme elle, je revendique plus de diversité et de parité dans un milieu qui en manque encore tant… Je lui donne rendez-vous dans les locaux de l’AFC en compagnie d’Agnès, de Caroline, de Nathalie, de Julie, de Claude, de Céline, de Marie mais aussi d’Eric, de Vincent, de Michel, de Jean-Noël, de Jean-Marie, de Pierre-William et de tout(e)s les autres pour continuer à réfléchir à ces questions d’une manière collective et constructive, persuadé que notre association se doit d’être un espace d’échanges et de débats… Un lieu où le dialogue doit rester maître sans jamais oublier de placer "le Cinéma" – cruellement absent vendredi soir – au centre de ce qui nous réunit… Laissons à la porte rancœur, communautarisme, violence, vulgarité et mépris en n’oubliant jamais les mots d’un immense cinéaste qui nous rappellent pourquoi un jour nous avons décidé de nous engager derrière une caméra : « Lorsqu’on m’enfermait, je cherchais ma lampe dans sa cachette et je dirigeai son faisceau de lumière contre le mur en imaginant que j’étais au cinéma… » (Ingmar Bergman, Lanterna Magica)
Gilles Porte, AFC

[1] Tous membres de l’équipe de J’accuse

En vignette de cet article, les fauteuils de la salle Pleyel - Photo Pierre-Olivier Guillet / ENS Louis-Lumière pour l’Académie des César 2020.