Camerimage 2019, un journal en guise de bilan

Une contribution de Plume Fabre, étudiante à La Fémis

A l’occasion de la présence à Camerimage d’étudiants de l’ENS Louis-Lumière et de La Fémis, l’AFC leur a proposé de contribuer d’une manière ou d’une autre aux articles publiés sur le site. Plume Fabre, de La Fémis, a quant à elle pris du recul et propose un journal, tentative de bilan de ce qu’elle a vécu pendant ses quatre jours passés à Toruń. En voici des extraits...

Le lundi 11 novembre
Dylda (Une grande fille) a été l’un de mes coups de cœur du festival. Le film raconte le trauma de la guerre à travers la relation de deux amies à Leningrad. Comment reconstruire sa vie suite à la Seconde guerre mondiale, mais plus généralement, suite à une violence traumatique. Par des tentatives de grossesses, les jeunes femmes tentent sûrement de réincarner les personnes perdues. Cette œuvre était aussi sensible que violente.Visuellement très intéressante, une grande attention était portée aux couleurs (que ce soit dans les costumes, les décors ou les lumières), à la matière (il était difficile de savoir s’il s’agissait de Super 16 ou de numérique), aux contrastes (des lumières latérales, des ombres affirmées) et aux cadres (qui accompagnaient très sensiblement les émotions des personnages ainsi que les jeux de leurs corps).
La jeune chef opératrice russe Kseniya Sereda nous a ensuite raconté le processus de création du film. Tout d’abord, le réalisateur avait un désir d’exploiter la couleur : le vert pour l’un des personnages et le rouge pour l’autre. Bien que ce choix très affirmé ait pu questionner Kseniya par rapport au rendu compliqué du numérique, le résultat était très réussi. A ces deux couleurs s’est ajouté le jaune, comme un lien, une passerelle, qui passait surtout par les lumières de jeu. Ils furent inspirés par la peinture. Caravage pour les contrastes marqués, Kasimir pour les couleurs. Les actrices ont eu un grand travail physique en préparation : pas de rasage, de soins pour la peau, une perte de poids pour correspondre aux corps amaigris de l’époque où la ville était totalement bloquée. Le casting des deux comédiennes principale a pris six mois. Une préparation très approfondie. Ils ont passé trois semaines à pré-filmer le film notamment pour permettre la rencontre de l’image et des actrices en amont du tournage. Ils voulaient tourner en Super 16 mais n’en avaient pas la possibilité, notamment car la période de postproduction n’était pas suffisamment longue. Ils ont donc utilisé l’Arri Alexa Mini avec les optiques de la série Cooke S4. Ils avaient 46 jours de tournage pour un script de près de trois heures.
Concernant la lumière, elle utilisait des projecteurs à lentille Fresnel (12, 18 kW) pour les intérieurs jour de l’hôpital car il n’y avait que cinq heures de jour en hiver à Saint-Pétersbourg. Dans la pièce, elle utilisait des Kino Flo, des Dedolight et, pour tous les plans du film, elle se servait d’un petit panneau LED. Elle n’a pas utilisé de LUT autre que le REC 709 pour la caméra et les moniteurs du tournage car la multiplicité des ambiances jour, nuit, intérieur et extérieur auraient nécessité des réglages précis par séquences qui, sans l’aide d’un DIT d’expérience, risquaient plus de fausser la référence que de représenter le résultat. Le film était tourné en ProRes 4444 Log C à 800 ISO. Je pensais que les ISO avaient été poussés pour faire apparaitre plus de bruit et donner une matière proche de l’argentique. Mais c’est le travail de "color correction" qui y a amené. Du grain a aussi été ajouté à l’étalonnage. Mais surtout, les lumières colorées, voire parfois monochromes, n’amenaient souvent d’information qu’à une des trois chaînes RVB. Ce déséquilibre d’information pour le capteur pousse la caméra à ses limites et crée des aberrations. [...]

Le mardi 12 novembre
[...] J’ai rejoint la conférence de John Bailey, dont j’avais admiré le travail sur American Gigolo. Il a surtout raconté sa découverte de la Nouvelle Vague, l’inspiration qu’il a trouvée en Europe, et l’influence de ce cinéma plus "artistique" sur les US.
Il présentait un documentaire sur ces pionniers de l’image cinématographique américaine. Deux chefs opérateurs hongrois, Laszlo Kovacs et Vilmos Zsigmond, ont ainsi fait carrière de l’autre côté de l’Atlantique. Ils ont commencé par des films à petit budget, notamment de "bikers". Jusqu’à leur reconnaissance locale, ils se sont fait appeler Lesly et Willy. Charles Rosher (le "Mary Pickford’s cinematographer") et Karl Strüss sont récompensés du tout premier Oscar de la Photographie pour leur travail sur L’Aurore. William Daniels (le "Garbo’s cinematographer"), Gregg Toland et James Wong Howe (dont l’origine chinoise a longtemps été très compliquée pour son travail) sont également devenus des figures de cette période…
John Bailey a été le cadreur de son ami Nestor Almendros sur Days of Heaven, il a rencontré Storaro après avoir vu Le Conformiste, à l’époque où il travaillait dans la publicité et où il doutait encore de son ambition cinématographique. Ces connexions humaines internationales ont été déterminantes pour sa carrière. Plus tard, il est devenu réalisateur et il a, à son tour, travaillé avec des chefs opérateurs européens, notamment Willy Kurant (qui avait débuté dans le documentaire puis travaillé avec Godard et Varda). Lors de cette rencontre, John Bailey a malheureusement peu abordé sa manière de travailler l’image.

Ensuite, je suis allée suivre la projection de comparaison d’optiques. Cette dernière prenait la forme d’un "blind test". Un même plan a été filmé plusieurs fois par une Alexa à travers plusieurs optiques différentes. Le montage de ces plans nous a été projeté plusieurs fois et dans des ordres différents. Nous avions une feuille où marquer nos impressions (les optiques n’étant pas nommées, mais seulement indiquées par un code, nous ne pouvions pas être influencés par nos habitudes d’utilisation, ou par des à priori). J’ai trouvé un grand intérêt à cette projection, nous en avions fait l’expérience à l’école, avec Margot, mais dans une moindre mesure car nous ne disposions pas d’autant d’optiques. De plus, le plan proposé avait été élaboré de façon à rencontrer un ensemble de situations délicates à l’image : plusieurs échelles, le rendu des peaux, le contre-jour, le flare, un changement de mise au point, etc. C’était assez long à faire, et cela demandait une grande concentration au public mais les résultats furent probants et j’ai désormais mon comparatif basé sur des observations et des goûts personnels. [...]

En vignette de cet article, Viktoria Miroshnichenko dans Dylda, photographié par Kseniya Sereda.

Ci-dessous, le journal complet de Plume Fabre en PDF.