revue de presse

Cannes : le triomphe des " petits cinéastes de petits pays "

par Thomas Sotinel

Le Monde, 28 mai 2007

Cristian Mungiu a reçu, dimanche 27 mai, sa Palme d’or des mains de Stephen Frears, au nom des " petits cinéastes, venus de petits pays ". Le jeune réalisateur roumain - il est âgé de 39 ans - a été distingué par un jury qui, sous la présidence du cinéaste britannique, a eu à cœur de respecter la cohérence de la sélection de cette soixantième compétition cannoise.

Celle-ci proposait des films venus du monde entier à la sempiternelle et préoccupante exception de l’Afrique. Et sans que l’on puisse faire la part de la coïncidence, de la volonté du délégué artistique Thierry Frémaux et de l’air du temps planétaire, ces œuvres faisaient une espèce de Babel dont la langue commune parlait de la liberté de l’homme face à la mort. C’est cette diversité géographique et cette unité thématique que le jury a saluées.
Récit d’un avortement clandestin dans les derniers temps du régime Ceausescu, 4 mois, 3 semaines et 2 jours cohabite au palmarès avec des films venus du Mexique, de Corée, du Japon, de Russie, réalisés pour la plupart par des cinéastes à l’orée de leur carrière (Carlos Reygadas, Fatih Akin, Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, Andreï Zviaguintsev) ou encore méconnus du grand public, comme Naomi Kawase.

Sans le Prix du 60e anniversaire décerné à Gus Van Sant pour son « lovely » (ce fut le terme choisi par Stephen Frears) film Paranoid Park, les Etats-Unis seraient totalement absents. Quant à l’Europe de l’Ouest, elle est représentée au palmarès par des films situés l’un entre Téhéran et Vienne (Persepolis), l’autre entre Hambourg et Istanbul (De l’autre côté).
Même s’il s’est autorisé des écarts en récompensant Paranoid Park et Le Scaphandre et le papillon, le jury s’en est donc tenu à une discipline assez stricte. Les cinématographies qu’il a saluées ne sont pas forcément, comme c’est le cas en Roumanie, en proie à une terrible pénurie financière (Le Monde des 27 et 28 mai). Secret Sunshine, de Lee Chang-dong, dont l’actrice Jeon Do-yeon a reçu le prix d’interprétation féminine, vient d’un pays doté d’une solide industrie cinématographique, la Corée du Sud.

La très atypique sélection française (une comédie musicale, un dessin animé et un film réalisé par un peintre américain pour un seul film - Une vieille maîtresse - relevant strictement de la tradition du cinéma d’auteur) venait elle aussi des marges d’un cinéma qui peut se prévaloir d’une énorme part sur son marché national.
Mais, en France comme en Corée du Sud, les projets les plus personnels se heurtent à des difficultés de financement, et, quand ils voient le jour, peinent souvent à trouver leur public. C’est ce que la cinéaste japonaise Naomi Kawase a exprimé avec beaucoup de force en disant très doucement : « Faire un film, c’est aussi difficile que de vivre. »

En couronnant ces films qui parlent de mort, de deuil, de privation de liberté, le jury a entériné le choix des sélectionneurs. Mais il s’élève déjà des voix qui s’inquiètent de voir le Festival de Cannes choisir l’un de ses deux visages.
Il est depuis longtemps convenu que le Festival est un lieu magique où se rencontrent et se fondent les deux moitiés du cinéma, l’art et l’industrie. Dans ce monde idéal - qui n’a jamais tout à fait existé -, Cary Grant succédait sur l’estrade à Ingmar Bergman. Or, cette année, pas un magazine people ne publiera la photo de groupe des lauréats, tant ils sont inconnus du grand public.

Mis à part Le Scaphandre et le papillon, projet qui est passé d’un studio américain à une major française, Pathé, tous les films primés ont été produits par des structures petites ou moyennes. Les studios américains qui présentaient Zodiac, de David Fincher, financé par Warner, No Country for Old Men, des frères Coen, coproduit par Paramount et Disney, et Boulevard de la mort que Quentin Tarantino a réalisé sous l’égide de ses producteurs habituels, les frères Weinstein, sont repartis les mains vides.
Ce ne sera pas forcément l’occasion d’une brouille entre Croisette et Sunset Boulevard. Cette année encore, le Festival a joué son rôle de caisse de résonance pour les films que Hollywood y a présentés, qu’il s’agisse d’un film engagé comme Un cœur indomptable, de Michael Winterbottom, ou d’un spectacle de distraction comme Ocean’s 13, de Steven Soderbergh. Et pour une fois, l’unanimité s’est faite entre les critiques de la presse cinéphile européenne ou latino-américaine et leurs collègues des publications professionnelles hollywoodiennes, que ce soit au sujet des frères Coen ou de Cristian Mungiu.
Reste que le fossé se creuse entre le divertissement industriel et le cinéma de création et que le grand écart que le Festival de Cannes réussit depuis soixantes éditions devient chaque année un peu plus périlleux.

(Thomas Sotinel, Le Monde du 29 mai 2007)