Ces merveilleux collectionneurs fous dans leurs drôles de cabines

Ou la vie résumée de six mordus de pellicule embobinée

La Lettre AFC n°279

La période estivale est généralement propice à la publication d’articles de presse qui, en se succédant, permettent au lecteur à la fois de s’instruire et de se divertir, ou vice-versa. Le Monde, dans ses feuillets intitulés "L’été en sériés", a tracé cet été, sous la plume de Samuel Blumenfeld, six portraits de collectionneurs de films : Nicolas Winding Refn, Serge Bromberg, Joe Dante, Jack Stevenson, Kevin Brownlow et Quentin Tarantino.

Nicolas Winding Refn dans l’enfer du 35 mm
Pour le réalisateur Nicolas Winding Refn, collectionneur dès l’adolescence de 33-tours, jouets japonais, entre autres cassettes vidéo, le déclic se produit en 2011 lorsqu’il découvre, sur eBay, la mise en vente de copies du cinéaste américain Andy Milligan. Ayant le souvenir de quelques titres de ses films – Guru, the Mad Monk (1970), Bloodthirsty Butchers (1970), The Rats Are Coming ! The Werewolves Are Alaready Here ! (1972), pour les avoir remarqués dans diverses encyclopédies de cinéma, il n’avait pu les voir car trop jeune, à l’époque, pour fréquenter le genre de salles où ils étaient distribués. L’achat du lot de ces copies lui en offrait enfin l’occasion.
« En les découvrant, j’ai été surpris. Par leur violence, extrême. Et leur qualité, contrastée. Soyons honnêtes, il est difficile de regarder un film d’Andy Milligan jusqu’au bout. Mais, en même temps, je comprenais qu’il s’agissait d’un homme qui réalisait ses films à sa manière, dans son propre système. Son utilisation du médium reflétait le flux de sa conscience. Ce qui peut faire peur. Mais ce qui me fascine. »

Nicolas Winding Refn et Elle Fanning sur le tournage de "The Neon Demon" - Photo Christopher Espinosa Fernandez
Nicolas Winding Refn et Elle Fanning sur le tournage de "The Neon Demon"
Photo Christopher Espinosa Fernandez

Nicolas Winding Refn convainc son entourage que s’il ne sauve pas ses films, Andy Milligan disparaîtra. Cette disparition pouvant préfigurer la sienne, le souci de la préservation devient pour lui une obsession. Plus que les revenus des tournages de ses longs métrages, ceux des films publicitaires lui permettent de financer sa nouvelle passion.
Puis vient l’achat des masters vidéo des films de Ron et June Ormond, des westerns à petit budget, suivis de films de "sexploitation" projetés dans les drive-in du sud des Etats-Unis, et enfin, s’étant rapprochés d’un prêcheur baptiste intéressé par la production, des films au service d’un discours évangéliste. Trois films seront tournés entre 1971 et 1976.
« Le truc, avec les films des Ormond, c’est que tout le monde, même les collectionneurs les plus pointus, étaient passés à côté. Je ne puis décemment soutenir que ces films soient bons mais ce n’est pas la question. La perfection ne me semble pas si intéressante que ça, je préfère sentir la voix d’un cinéaste. »
La recherche des héritiers du prêcheur et des négatifs 35 mm, nécessitant des archivistes à plein temps, ont permis aux films d’être sauvés et aussi restaurés. « Sauver les films est une tâche aussi créative que les réaliser. Loin de m’assécher, cette quête me stimule. Elle n’est pas limitée par des ressources financières. Je mène un travail de résistance. J’ai de l’argent pour cela. » (D’après l’article paru dans Le Monde du mardi 22 août)

Serge Bromberg, archéologue de Charlot
A la fin des années 1960, le père de Serge Bromberg rentre à la maison en tenant dans ses mains un projecteur de cinéma, petit comme un jouet, il ferme les rideaux et projette Charlot au music-hall, un film acheté chez le photographe du quartier. Hypnotisé par le mouvement de l’image, c’est à ce moment précis que le tout jeune Serge, alors âgé de 8 ans, verra sa vie de cinéphile basculer. Et Charlie Chaplin, devenir l’un de ses compagnons de vie.
Il comprend alors que la bobine de film et l’appareil de projection sont le véritable intermédiaire entre lui et le spectacle projeté. « Je prenais ces bobines inertes, je les mettais dans un projecteur et elles s’animaient grâce à moi. Je devenais mon programmateur, à une époque où n’existaient que deux chaînes de télévision. Décider de ce que je voyais, au moment où je le souhaitais, se révélait d’un absolue magie. »

Serge Bromberg - Photo Lobster Films
Serge Bromberg
Photo Lobster Films

Serge Bromberg entreprend ensuite de collectionner les films Super 8, puis 16 et 35 mm, ce qui le conduit, à sa sortie d’une école de commerce, en 1985, à créer avec Eric Lange, un autre collectionneur, la société Lobster Films. « On ramasse des copies partout, chez les particuliers donc, on restaure le plus possible et, surtout, je projette ces films, je vais à la rencontre du public. Simplement, ce qui était un travail de collectionneur à l’époque est devenu un travail de cinémathèque, un travail de laboratoire et un travail de spécialiste du patrimoine cinématographique. »

Parmi les découvertes de ce collectionneur passionné, les rushes de L’Enfer, d’Henri-Georeges Clouzot, la version en couleurs du Voyage dans la lune, de Georges Méliès, The Blacksmith, de Buster Keaton, ou encore La Belle marinière, d’Harry Lachman. Mais c’est avant tout sur l’œuvre de Charlie Chaplin que Serge Bromberg focalise toute son attention.
Après avoir restauré, au début des années 1990, ses longs métrages, puis réitéré ce travail dix ans après, quand les droits ont été repris par MK2 pour leur ressortie en salles et leur édition en DVD, il s’est attaqué aux courts métrages tournés entre 1914 et 1917 pour trois compagnies qui ont disparu corps et biens. « Charlot était disponible mais invisible. Dans des DVD lamentables tirés de copies 16 mm, d’un qualité indigne. Nous avons décidé, en 2003, avec l’Association Chaplin et avec le concours du British Film Institut et de la Cinémathèque de Bologne, de lancer le "projet Chaplin" : collecter, dans le monde entier, les copies de première génération des courts métrages de Chaplin. »

Cette quête de longue haleine, où parfois chacun des éléments de cinquante copies d’un même film est passé au crible d’une vision microscopique pour en tirer les quelques mètres de la meilleure qualité possible, réserve par ailleurs d’heureuses surprises. Comme, par exemple, quand un visiteur vient dans son bureau lui proposer une liste de films 35 mm, le patron de Lobster Films aperçoit dans le catalogue une feuille manuscrite avec vingt titres de films de Chaplin. Ceux-ci ayant été vendus, il retrouve, après de longues recherches, la trace en province de leur heureux possesseur.
« Il ne voulait pas me parler au téléphone mais accepte de me recevoir chez lui. J’arrive dans une maison où il passe des copies 9,5 mm à ses enfants. J’ai vraiment eu peur de perdre mon temps. Mais il me dit qu’il a rangé ses films sur son billard, au sous-sol. Je descends, il y a là 25 boîtes en laiton des années 1920. Ce sont des négatifs nitrate des films de Chaplin. Des merveilles, comme Charlot danseur ou Charlot et Fatty font la bombe. Aucune cinémathèque au monde ne possédait de tels négatifs. »
Ce sont ces moments-là, où l’on met la main sur l’introuvable pour ensuite le faire partager, qui font dire à Serge Bromberg que sa plus belle découverte reste toujours la prochaine. (D’après l’article paru dans Le Monde du mercredi 23 août)

Joe Dante et ses drôles de bobines
Ne possédant rien de plus que les films dont il est l’auteur (Piranhas, Gremlins, L’Aventure intérieure, Gremlins 2 : La nouvelle génération, Panic sur Florida Beach), et quelques 800 copies en 16 et 35 mm, Joe Dante a commencé sa collection, encore adolescent, au début des années 1960. The Gamma People, de Jonh Gilling, est la première copie 16 mm qu’il a acquise, achetée à un ami de lycée, Jon Davison, futur producteur de Robocop 2, d’Irvin Kershner, et de Starship Troopers, de Paul Verhoeven, entre autres.
Pour la modique somme de 100 dollars. « J’en conviens, l’usage aurait été de dépenser cet argent pour inviter une fille ou acheter un voiture. Mais j’étais différent. Il n’y avait, à l’époque, rien de mieux que de regarder chez soi un film en 16 mm. Sinon, il fallait attendre trois ou quatre ans pour que le film dont vous rêviez passe à la télévision. Une vingtaine de minutes étaient coupées pour faire place aux coupures publicitaires. Et le format d’origine n’était jamais respecté. Sincèrement, le 16 mm restait mon oxygène. »
Son plus gros achat, en tant que jeune collectionneur, lui a coûté 175 dollars pour une copie Eastman Color neuve de La Revanche de Frankenstein, de Terence Fisher, aussitôt échangée chez un loueur contre une copie du même film, mais en Technicolor. Les copies s’entassant dans sa chambre et menaçant de passer à travers le plancher, il lui fallut changer de mode de stockage et de vie de collectionneur.

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Joe Dante lors du 33e Brussels International Fantastic Film Festival
Photo Aurore Belot

Une fois devenu cinéaste hollywoodien, Joe Dante trouve alors les moyens de financer et de faire partager sa passion, dont le domaine de prédilection penche pour les westerns obscurs des années 1930, les films d’épouvante et de science-fiction européens des années 1950-1960. La plupart des films faisant partie de sa collection sont quasi inconnus, y compris, en partie, de lui-même. Des westerns et des films noirs produits, à l’époque, par des petites compagnie, et dont la survie repose sur l’archivage du réalisateur.
« En abandonnant le 35 mm, les grands studios vous expliquent que vous pourrez voir les films en DVD. C’est exact. Il est facile de voir Casablanca en DVD. Mais les films de ma collection, qui s’en occupera ? Seront-ils seulement disponibles après ma disparition ? On a établi une hiérarchie du goût mais qui vous dit que certains de mes obscurs westerns ne seront pas un jour réévalués ? Franchement, j’ai peur, avec le numérique, d’une disparition des films comparable à celle qui a touché le cinéma muet. »

Joe Dante possède une copie 35 mm de tous les films qu’il a réalisés. Quentin Tarentino lui emprunte régulièrement celle de Piranhas, fatiguée mais encore correcte, pour la projeter dans son cinéma de Los Angeles. Mais il n’achète plus de films, ou alors exceptionnellement, comme cette copie Technicolor de Frankenstein créa la femme, de Terence Fisher, acquise en Grande-Bretagne.
Le cinéaste est stupéfait de la vitesse à laquelle le numérique a supplanté l’argentique. La première fois qu’il a visionné un film dans ce format, il eu l’impression d’assister à l’explosion d’une supernova, tellement les couleurs apparaissaient éclatantes. « Mais entre un soleil aveuglant et des ombres subtiles offertes par une copie 35 mm, qu’est-ce qui est le plus romantique ? » (D’après l’article paru dans Le Monde du jeudi 24 août)

Jack Stevenson, le plaisir par la bande
La fierté de Jack Stevenson, c’est d’être aujourd’hui à la tête du seul cinéma de Copenhague qui, hormis la Cinémathèque, projette des copies 16 et 35 mm. S’étant installé au Danemark pour raison familiale, le collectionneur américain s’occupait, au milieu des années 1980, d’un ciné-club, à Boston, spécialisé dans les films d’avant-garde en 16 mm et les anciens Scopitone. « Pour un collectionneur, le format 16 mm importe plus que le 35 mm, format habituel des projections dans les cinémas, et donc plus commercial. Le 16 mm, à l’époque, c’était le format démocratique utilisé pour les projection privées. Je dois aussi reconnaître que dès cette époque, assez jeune, j’avais un comportement bizarre. [...] Je sais que j’aurais pu aller très loin pour mettre la main sur un film. J’aurais pu voler l’argent du loyer de ma mère. Nous, collectionneurs de pellicule, nous révélons aussi obsessionnels, déséquilibrés, obtus et névrosés que des collectionneurs de timbres ou d’armes à feu. Je n’ai pas beaucoup changé en trente ans. Enfin si, sur un seul point. Je n’ai jamais vendu ma mère pour un film. Pas encore. »

Jack Stevenson
Jack Stevenson

Dans la vie de Jack Stevenson, collectionneur passionné ayant pour mission de partager ses films en les montrant pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli, le moment fondateur date des années 1990, quand il franchit la porte d’une boutique de l’Armée du salut, à San Francisco. « Au rez-de-chaussée, vous aviez des meubles défoncés et de l’électroménager d’occasion. Et il y avait une cave, je dirais plutôt une décharge. Voire, depuis la rupture d’une canalisation, plus qu’une décharge, un marécage. Le trésor était là. Un laboratoire cinématographique avait déposé le bilan et abandonné toutes les copies en sa possession - principalement des films pornographiques. Un gamin avait sorti les copies de cet enfer pour les rapporter ici. J’ai récupéré tout ce que je pouvais, multiplié les allers retours pour en sauver un maximum. »

Au hasard de la vision des copies de tous ces films, la plupart sans grand intérêt, quelques belles surprises sortent du chapeau, tel que Get That Sailor, de Pat Rocco, l’un des premiers films gay, que Jack Stevenson projettera avec succès, en 1995, au Festival de Rotterdam. Ou l’un de ses films préférés, The Meatrack, d’un certain Richard Stockton, pseudonyme de Mike Thomas, qui deviendra un distributeur de films d’art et essai connu aux Etats-Unis. Le film a été réalisé en 1968 mais il n’est sorti que deux ans plus tard. « Tout le monde le connaît comme le Macadam Cowboy du pauvre, le film avec Dustin Hoffman étant sorti au même moment. Sauf que Macadam Cowboy a remporté l’Oscar du meilleur film, The Meatrack, rien du tout. Il raconte l’histoire d’un homme marié qui sombre peu à peu dans la prostitution masculine. Le film est tourné dans les lieux historiques gay de San Francisco : bars, boîtes de nuit, hôtels de passe, cinémas pornos, saunas, avec d’authentiques prostitués mâles. »

Jack Stevenson ne conçoit pas que le spectateur puisse découvrir ses films en dehors d’une salle de cinéma. Les regarder dans l’obscurité étant une priorité absolue, dans une atmosphère confinée, entouré d’étrangers. Point de transfert sur DVD des joyaux de sa collection. L’idée du collectionneur n’est pas d’archiver mais de projeter ses films. Lorsque les copies ne supporteront plus la projection, il restera la mémoire des spectateurs et le plaisir d’être devenu le dernier témoin d’une œuvre désormais disparue. (D’après l’article paru dans Le Monde du vendredi 25 août)

Kevin Brownlow, la démarche de l’empereur
C’est pendant l’hiver 1947, en empochant un morceau de pellicule tombé au pied d’un appareil de projection dans la cabine d’un établissement londonien où ses parents l’avait mis en pension – suite à la cassure d’une bobine d’Oliver Twist, de William Cowen –, que le cours de la vie du jeune Kevin Brownlow a définitivement changé. La nuit même, voulant projeter sur le mur du dortoir avec sa lampe torche les quelques images ainsi récupérées, mais sans le résultat escompté, il décide d’acquérir non seulement un projecteur mais aussi les films qui iront avec.
Dès l’âge de 15 ans, Kevin Brownlow est déjà un collectionneur compulsif. « Puisque les seuls films accessibles étaient muets, je me suis retrouvé immergé dans l’atmosphère raréfiée d’un art oublié. Comme certains garçons deviennent des philatélistes avertis ou des experts en locomotives, je suis devenu un spécialiste de Douglas Fairbanks ou de la compagnie américaine Vitagraph, avec une prédilection toute particulière pour le cinéma français. Les films étaient en 9,5 mm, un format inventé en France pour les projections à domicile. [...] Les plus intéressants étaient indisponibles depuis longtemps, alors je passais mon temps libre à sillonner Londres en quête de brocantes ou de vieilles collections qui pouvaient encore en receler. »

Kevin Brownlow à son domicile en 2012 - Photo Emma Hardy / <i>Vanity Fair</i>
Kevin Brownlow à son domicile en 2012
Photo Emma Hardy / Vanity Fair

Sa parfaite connaissance du cinéma muet hollywoodien en général et son intérêt pour le muet français en particulier l’amèneront par la suite à consacrer quelque vingt ans de sa vie de collectionneur à un travail de reconstitution du Napoléon d’Abel Gance. En 1954, il en découvre par hasard deux bobines, en échange d’une copie du Lion des Mogols, de Jean Epstein, et c’est l’émerveillement. « La magie des images était particulièrement saisissante ; la netteté de la copie attirait l’attention sur les éclairages et la composition. Avant même que n’apparaisse Napoléon, sans grandiloquence ni artifices, mais comme un obscur lieutenant d’artillerie en marge de la foule, j’étais tombé amoureux du film. Quand l’action se déplaça en Corse, et que Napoléon fut forcé à prendre la fuite, la violente tempête en mer entrecoupée avec celle à la Convention me fit comprendre que je regardais quelque chose d’exceptionnel, un film qui montrait que le cinéma était capable de tout - un film pour la réalisation duquel j’aurais tout donné. »

En possession des seules quarante minutes que totalisent ses deux bobines, Kevin Brownlow se met à la recherche d’autres éléments. Pour cela, il met des annonces dans des journaux spécialisés, parcourt les magasins d’antiquités et de photo, et tombe enfin sur quatre bobines supplémentaires, soit une heure et demi de film, sur les six heures et vingt-huit minutes que durait sa première projection à Paris, en mai 1927. Pas encore satisfait, il cherchera de nouveau les éléments manquants et ne commencera la restauration proprement dite de Napoléon qu’en 1968, une fois projetée dans un cinéma de Londres une version plus longue comportant déjà le fameux triptyque de la campagne d’Italie nécessitant à l’époque d’être projeté sur trois écrans.
Ayant, au fil du temps, rassemblé tous les éléments existants du film, Kevin Brownlow présente une première version restaurée de 4h50 en 1979 au Festival de Telluride (Etats-Unis), en présence d’Abel Gance, alors âgé de 90 ans. Deux autres de ses restaurations suivront : une version de 5h13 en 1983 et une de 5h30 en 2000. C’est à présent au tour de la Cinémathèque française de se lancer dans une nouvelle restauration de Napoléon, prévue pour 2018, dans sa version d’origine, en 1927. (D’après l’article paru dans Le Monde du samedi 26 août)

Quentin Tarentino, séances physiques
Quand, à la fin des années 1970, il s’est mis à fréquenter dès son ouverture le New Beverly Cinema, un cinéma de Los Angeles qui projetait deux films par séance, Quentin Tarentino pressentait qu’un jour, lui viendrait l’idée de prendre en mains la destinée de cette salle. Car pour lui, qui n’avait acquis sa culture cinématographique qu’en regardant des cassettes vidéo, projeter chez soi une copie en 35 mm devait être le seul moyen de découvrir un film dans son originalité.
Des cinéastes tels que Martin Scorsese possédaient leur propre collection. Steven Spielberg lui avait confié au fil d’une conversation : « Tu sais, Quentin, E.T. est longtemps resté indisponible en vidéo. Le seul moyen de le revoir était de transporter ses boîtes de film 35 mm et de passer les bobines dans mon projecteur, l’une après l’autre. Je sentais l’odeur de la pellicule sur mes doigts, c’est unique. »
Voilà pourquoi il « est tombé amoureux de la pellicule ». Il collectionne les copies 35 mm depuis quelque vingt ans et, en 2007, il acquiert enfin le Beverly Cinema, qui sans lui aurait fermé ses portes et qui ne projette les films qu’en 16 ou en 35 mm. La plupart des copies proviennent de sa propre collection, qui est à l’image de la cinéphilie du réalisateur, ouverte à bien des horizons, et à laquelle il consacre une bonne partie de son temps et de son argent.

Quentin Tarentino - Photo Levon Biss
Quentin Tarentino
Photo Levon Biss

A propos du film 35 mm, Quentin Tarentino a été particulièrement marqué par une projection de Pour une poignée de dollars, présentée par Clint Eastwood, qui est un grand admirateur du film, au Festival de Cannes en 2014. « On nous projette une restauration en numérique 4K, qui offre, en théorie, une qualité exceptionnelle. On aurait pu projeter ma copie 35 mm du film en Scope Technicolor, mais bon. Je m’assieds. On parle ici d’un film que j’ai vu, au bas mot, un million de fois. La copie a-t-elle de la gueule ? Et comment ! Mais mon DVD du film de Leone a aussi de la gueule ! Et me voilà dans l’amphithéâtre du festival en train de me dire que je pourrais regarder ce film à la maison avec une télécommande. Il existait un mur de verre entre le film et moi qui aurait disparu avec ma copie 35 mm. Je vais vous expliquer une chose qui va au-delà d’un soit-disant fétichisme de la pellicule. Lorsque vous prenez un bout de film et que vous le mettez à la lumière, vous voyez des images. C’est une idée magnifique car, à 24 images par seconde, le cinéma crée l’illusion du mouvement. Ce qu’on appelle "la magie du cinéma" n’est rien d’autre qu’une image qui s’installe dans votre cerveau et dont vous gardez la mémoire. Tout cela disparaît avec le numérique, où vous héritez d’un algorithme de merde. »

Au yeux de Quentin Tarentino, une copie 35 mm raconte l’histoire de celui qui la détient. Au Beverly, il projette régulièrement Junior Bonner, de Sam Peckinpah, dans une copie qu’il a présentée à travers le monde. Ses couleurs sont délavées et elle comporte de nombreuses rayures. Mais il ne l’échangerait pour rien au monde, encore moins pour une copie numérique plus que parfaite C’est ainsi qu’il la regarde depuis vingt ans et le fait de la voir se détériorer au cours du temps reste un moyen d’accepter son propre vieillissement.
Avec la projection récente d’un double programme autour de Steve McQueen – Junior Bonner et Papillon, de Franklin Schaffner, dont la copie appartenait autrefois à l’acteur –, « McQueen restait parmi nous. Sous la forme d’une illusion. C’est ce qu’on appelle la magie du cinéma. Seulement possible en 35 mm. » (D’après l’article de Samuel Blumenfeld, dernier de la série, paru dans Le Monde des dimanche 27 et lundi 28 août)