Christophe Beaucarne, extrêmement

Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°279

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Quand le réalisateur Jaco Van Dormael fait passer à Christophe Beaucarne, tout juste âgé de 18 ans, l’oral du concours d’entrée à l’INSAS, célèbre école de cinéma belge, ni l’un ni l’autre ne peuvent alors imaginer qu’ils vont devenir 20 ans plus tard des partenaires, des complices, des frères en cinéma sur Mister Nobody, en 2009, et Le Tout Nouveau Testament, en 2015.

Le jury de l’INSAS est lui aussi convaincu, le tout jeune étudiant déjà repéré, et le concours réussi, évidemment. Christophe Beaucarne doit alors quitter la grande demeure familiale de Tourinnes-la-Grosse, en Wallonie, pour Bruxelles.
Il emporte avec lui le souvenir d’une belle enfance en pleine nature mais aussi le souvenir d’un père souvent parti et des baby-sitters qui se succèdent. Il se souvient « avoir grandi brutalement, en une nuit » lorsque, à l’âge de 10 ans, sa mère meurt.

Dans les années 1970-80, son père Julos Beaucarne est un chanteur connu, engagé. Chantre de l’amour – il faut s’aimer à tort et à travers – anarchiste et écologiste bien avant l’heure, il apprend à ses deux enfants "la joie", la joie malgré tout. Dans un pari fou pour tenter de les guérir du trop grand chagrin de la mort de leur mère, Julos Beaucarne décide d’embarquer ses deux fils avec lui sur sa tournée – il est alors au faîte de sa gloire – durant un an à travers le monde.
De ce voyage génial qui l’éloigne des contraintes de celles d’un collégien de son âge, il garde le goût de faire ses valises et de partir. Quand, au bout d’un an, il retrouve les études et les copains, il lui vient un enthousiasme d’apprendre presque démesuré, et une envie de se retrouver dans la chaleur du groupe. Pari gagné.

Avec ce père chanteur, doux et joyeux et avec le souvenir à jamais de sa mère aimée, Christophe Beaucarne choisit alors de vivre « à 150 mille pour cent ». Extrêmement. Ce sont, dès l’adolescence, de folles expéditions dans le monde entier, des treks en Laponie, du ski en Norvège, du kayak et du vélo partout ailleurs.
Risquer plusieurs fois sa vie et se sentir vivre encore davantage. Se sculpter un corps de sportif à l’épreuve du temps qui passe.
Encore maintenant, il préfère partir avec sa famille dans les montagnes en Turquie, en jeep et en « péter les amortisseurs » plutôt que s’alanguir au soleil près d’une piscine.

Christophe Beaucarne - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica SL et 100 mm Summicron-C
Christophe Beaucarne
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica SL et 100 mm Summicron-C


« Le cinéma c’est à 60 % du rapport humain. »
Et c’est bien sûr le cinéma. La Belgique est petite pour satisfaire un tel appétit et il débarque en France sur la recommandation de Robert Alazraki, un ami de son père, tout aussi joyeux et charmant que lui. « Comme eux, j’ai choisi de plaire aux gens, le cinéma c’est à 60 % du rapport humain. »
Et il plaît, il plaît beaucoup. Parfois, il doit même se défendre de trop plaire quand d’autres envies de cinéma apparaissent qui lui font regarder dans d’autres directions.

Il a 29 ans quand la chance lui sourit encore. Une sacrée chance, comme si la vie lui ayant joué si jeune le plus sale tour qui soit, le crédit en soit épuisé pour longtemps. Il est alors premier assistant opérateur sur une comédie de Jean-Marie Poiré, Les Anges gardiens. C’est le plus gros budget de l’année, un blockbuster à la française.
Quand le directeur de la photo quitte brusquement le tournage, c’est la stupéfaction, et Christophe Beaucarne, malgré son âge, paraît le mieux désigné pour lui succéder dans d’aussi brefs délais. Le film est un gros succès et deuxième au box office de 1995.
Sans en avoir vraiment rêvé, il se retrouve à jouer très jeune dans la cour des grands. Négocier le virage du deuxième long métrage s’avère plus compliqué, d’autant qu’il vient d’avoir son deuxième enfant. Il fait des pubs pour vivre. Il patiente.

Au bout de deux ans, le coup de téléphone tant attendu arrive enfin, et pas n’importe lequel, c’est celui d’Anne-Marie Miéville, la compagne de Jean-Luc Godard, qui l’appelle pour venir tourner en Suisse son film Nous sommes tous encore d’ici.

« C’est le cinéma que je voulais faire. »
Il visionne alors tous les films de Godard se doutant que le maître, qui joue dans le film comme comédien, aura un œil sur lui. Il se souvient que celui-ci déteste le grain et décide alors de prendre la Kodak 200 ISO qu’il va essayer de tirer un peu au-dessus dans les scènes d’intérieurs. Il veut aller vers le sombre, procéder par "soustraction de lumière". Il ferme les volets, laisse passer des rais de lumière qu’il renvoie avec des réflecteurs.
Godard lui dit – et on dirait du Godard dans le texte : « Vous êtes sûr que ça va impressionner la pellicule ? » Il prend « le dessus sur sa peur » et tient bon face au maître.
Une autre fois, c’est pire encore. Jean-Luc Godard est assis dans un train et le soleil l’éclaire en direct. Christophe Beaucarne se souvient des cours de l’INSAS où l’éclairage cru du soleil était vilipendé. Il sort un morceau de calque qu’il scotche sur la vitre du compartiment pour adoucir le visage de Godard qui le regarde faire, narquois : « Si c’est comme ça, on peut être assis sur une chaise à Rolle ». Bien sûr, Rolle, le domicile du maître ! Christophe Beaucarne comprend la leçon et enlève le calque.

Jean-Marie Poiré le rappelle pour Les Visiteurs 2, un très gros budget et une belle opportunité pour un jeune directeur de la photo dont c’est le troisième film. En son for intérieur, Christophe Beaucarne se dit avec l’intrépidité de la jeunesse : « L’heure est venue de révolutionner la lumière de comédie ! »
Il fait énormément d’essais et se lance. La sanction tarde à venir mais elle arrive, à la toute fin du film. La production reprend le pouvoir et lui interdit l’entrée de la salle d’étalonnage. Elle fait éclaircir et booster les couleurs de l’ensemble du film, à l’inverse de ce qu’il avait voulu faire.
30 ans et plus de 40 films plus tard, c’est un souvenir qui paraît lointain. Sa modestie dût-elle en souffrir, Christophe Beaucarne est devenu un grand directeur de la photo, tellement que, nous les Français, nous préférons ne pas trop nous rappeler qu’il est belge, une fois.

Mathieu Amalric est un réalisateur alter ego, autre frère en cinéma, avec qui il vient de terminer Barbara, avec Jeanne Balibar. Ils sont tellement proches que, comme dans les vieux couples, il n’est plus besoin de se parler tellement la connaissance de l’univers de l’autre est intime. Ils se sont connus en 2001 sur Le Stade de Wimbledon, un des premiers films de Mathieu Amalric comme réalisateur.
« Dans une vie d’opérateur, on rencontre deux ou trois réalisateurs, point. Avec Mathieu Amalric, il y a une osmose esthétique. C’est hallucinant. »
Barbara est "un film hypnotique", qui mélange de vraies archives en 16 mm, de fausses archives tournées en Super 16, et du numérique. Un travail énorme de préparation et d’enchevêtrement subtil des formats dont il espère qu’il ne se voit pas tout en participant pleinement à la narration.

« Thank you, Leica ! »
Lors des repérages, il mitraille avec son Leica S2 en numérique et s’inspire du travail de photographes comme Harry Gruyaert, Eggleston ou Jeff Wall.
Et sur le tournage, sauf dans le cas de "vrai" Scope, Christophe Beaucarne prend essentiellement des Summilux-C. La douceur et le contraste à la fois, le flou, l’ergonomie, l’ouverture. Des évidences qu’il ne détaille même pas. Des certitudes sur lesquelles il ne s’attarde plus. « Thank you, Leica », dit-il, simplement.

Des sommets à gravir, des déserts à traverser, des pistes à sillonner en vélo – il en possède 14, comment cela est-il humainement possible ? - il en reste pour assouvir la soif d’extrême de Christophe Beaucarne. Des films, il lui en reste beaucoup à éclairer, à servir avec la minutie et l’acharnement qu’il met dans les choses qui lui plaisent et avec la décontraction d’un expert en charme.
Il se souvient de deux films qui l’avaient profondément marqué : Dersou Ouzala, de Kurosawa, et plus tard, Au milieu coule une rivière, éclairé par LE directeur de la photographie, Philippe Rousselot. Deux films qui racontent l’histoire d’hommes seuls face à l’immensité de la nature, son hostilité et sa beauté.

Mélanger ses deux passions – le cinéma et le sport extrême en pleine nature – reviendrait pour lui à décrocher la lune. Il attend une telle proposition de film ; ce serait enfin parler de lui, de ce qui lui tient à cœur, ce serait repenser à ses jeunes années où il partait à l’aventure, risquer sa vie, le nez au vent, sans jamais se retourner.
Extrêmement.