Cinéaste-cinéphile

par Alain Corneau

La Lettre AFC n°144

Texte d’Alain Corneau lu en ouverture des 4es journées Répertoire-Patrimoine qui se sont tenues les 31 mars et 1er avril 2005 à La fémis.

Je suis de la race des " cinéastes-cinéphiles " ou, selon les moments, des " cinéphiles-cinéastes ". Je suis également d’une génération qui a grandi sous le soleil magique du faisceau des projecteurs, dans l’obscurité bénie d’une multitude de salles de cinéma qui, dans ma mémoire, n’enforme qu’une seule.

Cinémas de quartier, salles de répertoire, salles de prestige, cinémathèques, séances de ciné-club, cinémas d’Art et Essai, c’est bien parce que nous avons profité au maximum de cette magnifique diversité de propositions, que je ressens aujourd’hui un besoin sauvage de faire tout pour que cette diversité soit préservée, et revivifiée.
L’histoire du cinéma, comme l’histoire en général, est un corps vivant, une matière en continuel devenir. Chaque génération peut, et se doit de, la redéfinir, la réévaluer, décider librement de ses propres choix, tant il est vrai qu’aucun film n’est figé une fois pour toutes. Tous les films sont des propositions, chaque vision nouvelle peut délivrer un nouveau message.

Le cinéma d’aujourd’hui est fait du cinéma d’hier, tout comme le cinéma d’aujourd’hui permet des relectures constamment renouvelées et inédites du cinéma d’hier.
Mais pour qu’un film du patrimoine reprenne ce dialogue avec nous, et que ce dialogue s’enrichisse sans cesse, il doit absolument se présenter à nous dans les conditions pour lesquelles il a été conçu, collectivement, sur grand écran, dans l’hypnose de l’obscurité, exactement comme si c’était un film qui vient de naître. Alors, à chaque projection, puisqu’il reprendra vie, il sera effectivement un film nouveau. Tout autre moyen de diffusion ne peut servir que d’appoint marginal.

A une époque où, sous la violente pression du marché, la vitesse de consommation des films en salle est devenue stratosphérique, alors que personne ne peut se vanter d’avoir un remède efficace à proposer pour ralentir cette folle accélération, il est en tout cas d’une évidence aveuglante que toutes les actions menées afin de donner l’espace nécessaire au répertoire et au patrimoine sont des " actions contre-feu " de salubrité publique.

Nous n’existons qu’à partir de ce que les autres ont fait avant nous, et nous ne savons que trop bien ce que signifie de lugubre toute tentative d’occulter le passé. Si les cinéastes de demain n’ont plus la possibilité de s’immerger dans les flots d’images des créateurs d’hier, alors où trouveront-il l’envie, la force et les moyens de résister à la toute puissante proposition de ne fonctionner que comme chefs de chantier de produits audiovisuels pré-calibrés par des décideurs pour qui la création ne signifie que rentabilisation ? C’est aussi ça, occulter le passé, puisqu’on le qualifie alors de " dépassé ", n’ayant donc plus d’intérêt, dans le sens financier du terme, bien sûr.

J’ai moi-même étudié à l’IDHEC, ancêtre de La fémis. Je me souviens des discussions que nous avions avec nos professeurs de l’époque, et entre nous-mêmes... Elles étaient loin d’être consensuelles, nous ne tombions que rarement d’accord, mais nous parlions tous des films que nous avions vus en salles, ensemble, et je me souviens parfaitement que les combats les plus engagés avaient souvent lieu à propos de réévaluations ou dévaluations de films anciens. C’était toujours à la lumière de ces débats-là que nous nous bagarrions autour des nouveautés.

Voilà... « Etre libre, c’est savoir... » Banalité consensuelle, oui bien sûr, mais quand il faut faire passer cette soi-disant banalité dans la vie réelle, alors, c’est beaucoup moins banal et très peu consensuel : nous savons tous ici quelle lutte il faut mener pour continuer de projeter en salles le cinéma du répertoire et du patrimoine !

J’ai eu la chance, entre autres belles occasions, il y a quelque temps, de revoir le film de Griffith, A travers l’orage, en copie neuve teintée, dans une salle immense, bourrée à craquer, avec partition musicale d’époque... Croyez-moi : le public était tétanisé, exactement comme si c’était le " blockbuster " de l’année !