Entretien avec la directrice de la photographie Claire Mathon, AFC, à propos de son travail sur "Une vie violente", de Thierry de Peretti

par Claire Mathon

Claire Mathon, AFC, porte des films singuliers, éclaire des premiers longs métrages puis accompagne fidèlement des réalisateurs tels que Maïwenn ou Alain Guiraudie. S’engageant avec sa caméra pour escorter la mise en scène, elle signe l’image d’Une vie violente, le 2e film du comédien et réalisateur Thierry de Peretti. Après Les Apaches, apprécié sur la Croisette en 2013, Thierry de Peretti revient à Cannes en sélection à la 56e Semaine de la Critique avec cette chronique corse, inspirée de faits réels et interprétée exclusivement par des comédiens du terroir.

Malgré la menace de mort qui pèse sur sa tête, Stéphane décide de retourner en Corse pour assister à l’enterrement de Christophe, son ami d’enfance et compagnon de lutte, assassiné la veille. C’est l’occasion pour lui de se rappeler les événements qui l’ont vu passer, petit bourgeois cultivé de Bastia, de la délinquance au radicalisme politique et du radicalisme politique à la clandestinité. (BB)

La forme d’Une vie violente est particulière. Comment avez-vous préparé ce film ?

Claire Mathon : En plus de toutes les discussions en amont alimentées par de nombreuses références de films, il me fallait comprendre le contexte politique et les enjeux parfois cachés des différentes scènes. Thierry souhaitait prendre le temps de regarder les situations, de les filmer comme si on les regardait depuis le pas de la porte, la caméra un peu comme un témoin.
Très tôt, nous avons cherché ce mélange entre document intime (enregistrer une jeunesse à une certaine époque, ancrée dans le réel, avec une partie d’acteurs non professionnels) et envies picturales et photographiques. Nous avons revu certains films d’Hou Hsiao-Hsien, notamment Goodbye South, Goodbye.
Un peu avant le tournage, Thierry a organisé un workshop avec tous les comédiens du film. Cela nous a permis, entre autre, de chercher la manière de filmer la parole dans les scènes de groupe et de définir le rythme des scènes.

Jean Michelangeli
Jean Michelangeli

On ressent vraiment cette oscillation entre documentaire et fiction, comment avez-vous filmé pour rendre ce mélange à la fois perceptible et ténu ?

C.M : La particularité du travail sur Une vie violente a été de filmer majoritairement en plan-séquence et souvent en plan relativement large ce qui permettait aux personnages de se déplacer ou de coexister dans un même espace. Thierry aime la tension que crée au cadre le plan-séquence.
Nous cherchions à capter la scène d’une seule traite, à trouver la place d’où regarder, et raconter la scène soit en plan fixe, soit en reliant les personnages par un mouvement. Mais en gardant l’idée qu’un plan est un seul temps, un seul moment.
Thierry ne cherchait pas l’improvisation mais plus un mode documentaire à l’intérieur de scènes écrites. Pour certaines scènes de groupe, je me retrouvais comme en documentaire à devoir cadrer et associer les choix instinctifs de point : être sur la personne qui parle ou rester au point sur celle qui écoute, passer sur l’un ou l’autre des visages. Je m’étais alors équipée d’un micro HF pour partager mes intentions en direct avec mon assistant.
Je pense que c’est aussi la durée des plans qui apporte cet aspect documentaire. Thierry cherchait vraiment à faire tenir les scènes dans la longueur en faisant toujours vivre aussi le hors-champ.

Tournage en extérieur - De g. à d. : Thomas Lachenais (perchiste), Ernesto Giolitti (chef électricien), Claire Mathon à la caméra, Alan Guichaoua (1<sup class="typo_exposants">er</sup> assistant opérateur), Ahmed Zaoui à la dolly et Martin Boisseau (chef opérateur du son) - Photo Elise Pinelli
Tournage en extérieur
De g. à d. : Thomas Lachenais (perchiste), Ernesto Giolitti (chef électricien), Claire Mathon à la caméra, Alan Guichaoua (1er assistant opérateur), Ahmed Zaoui à la dolly et Martin Boisseau (chef opérateur du son) - Photo Elise Pinelli

La lumière en extérieur participe à cette notion de temps dans le plan, par la force des choses, parfois...

C.M : Si vous parlez des fausses teintes, oui ! En cherchant à ce que chaque plan ait une vraie durée, nous avons en effet eu l’opportunité de capter cette lumière qui évolue à l’intérieur du plan. Comme dans l’oliveraie où tout le groupe des jeunes marche autour de François (Dominique Colombani), le mouvement, la fausse teinte et la voix, donnent une autre dimension à cette étape du parcours de Stéphane (Jean Michelangeli), le héros du film.

Installation lumière autour de la scène des femmes - Photo Ernesto Giolitti
Installation lumière autour de la scène des femmes
Photo Ernesto Giolitti

On a une sensation de caméra très discrète, d’effacement même...

CM : Dès nos premiers échanges, on a parlé de légèreté, de se déplacer sans interférer dans la vie de la scène. Thierry voulait une caméra mobile qui s’adapte aux situations mais sans être à l’épaule. Il me fallait trouver des dispositifs simples avec des partis pris marqués. Mon équipe était légère : un premier assistant, une deuxième assistante, et juste un chef machino et un chef électro.
J’ai souvent travaillé avec la lumière existante mais en la stylisant, en accentuant une direction ou une teinte. Le climat, l’ambiance de la scène primaient souvent sur le naturalisme.

C’est un film qui se passe à la fin des années 1990, avez-vous choisi un support particulier pour rendre compte de cette époque ? 

CM : La question de filmer avec une caméra qui rend plus immédiatement cette notion de document s’est posée. On a revu L’Ambassade, de Chris Marker, et on a eu envie de faire des images en S16, de voir ce qu’apportait à notre histoire ce format. En parallèle, on échangeait aussi autour de références en numérique. J’ai, par exemple, découvert les films de Lav Diaz dont Thierry aimait l’ancrage dans le réel. On a donc fait des essais en Super 16 et en numérique avec la Sony F65.
Au vu des essais, le Super 16 prenait le dessus et surlignait l’époque. Nous savions que le film devait rester contemporain, en lien avec le présent. Le numérique nous pousse à nous éloigner un peu des situations, nous permet de travailler sur des "tableaux", de faire moins corps avec nos personnages.
J’ai choisi la Sony F65 pour sa richesse dans les couleurs. Équipée d’une série Zeiss GO et de zooms Angénieux légers, la texture me plaît autant que la précision dans l’image.

Comment avez-vous tourné vos images de "fausses" archives ? 

C.M : Plusieurs types d’archives existent dans le film. Les images d’émeute tournées par les jeunes, les images amateur tournées au mariage et les images tournées par une équipe de télévision. Thierry aimait la matière des images vidéo de l’époque, leur aspect cru et réel. Nous avons mélangé de vraies archives et des images tournées au moment du tournage avec les caméras de l’époque.

Certains lieux sont éclairés par des lampes inhérentes au décor, comment avez-vous travaillé avec le décorateur ?

CM : La légèreté de l’équipe obligeait à une collaboration forte avec le chef décorateur. Avec Toma Baqueni, nous avons donc très vite associé les choix de décors aux choix de lumière. Nous avons, ensemble, intégré la lumière dès la conception des décors. Dans la prison par exemple, nous avons échangé sur le type d’éclairage, leur place, la couleur de la lumière en accord avec la couleur des murs. J’ai essayé de prévoir les mélanges avec la lumière du jour suivant les moments de la journée pour que le décor, une fois livré, puisse exister avec des interventions minimales au tournage.

Dans l’appartement où Stéphane, le héros, se cache, nous avons travaillé l’obscurité. Thierry parlait d’une séquence hantée. Fermer les volets en plein jour ne suffisait pas. Nous avons donc cherché à densifier les murs de l’appartement. Une de nos références était le film Allemagne en Automne, de Fassbinder. Pour cette scène, les directions de lumière sont plus marquées. Notre petite liste lumière nous permettait peu d’éclairer depuis l’extérieur. Nous avons par exemple démonté les lattes des volets quand elles étaient hors-champ pour garder un peu de direction dans la lumière.
Les choix faits en amont avec le chef décorateur m’ont été précieux.

Parlez-nous de vos choix à l’étalonnage

CM : Suite aux essais, nous avons défini avec l’étalonneur, Christophe Bousquet, une LUT inspirée du S16, une LUT "retour sur film" assez marquée dans ses contrastes et sa densité. Je pensais passer du temps sur les hautes lumières mais elles sortaient bien, et l’enjeu était plus de bien doser les pénombres et la densité des noirs. Nous avons fait le choix de travailler en ACES pour le gain dans la palette des couleurs, les images gagnaient ainsi en profondeur. Nous avons passé pas mal de temps à tester, à comparer, pour nous approprier ces nouveaux outils et comprendre les possibles rendus. La LUT utilisée lors du tournage a beaucoup simplifié le travail final. D’une manière générale, les choix d’étalonnage soulignent la dimension fictionnelle du film.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)