Darius Khondji, AFC, ASC raconte sa lumière pour Woody Allen

Par Benjamin B

La Lettre AFC n°223

Cet été, j’ai rendu visite à Darius Khondji pour parler des deux films qu’il a tournés récemment avec Woody Allen : Minuit à Paris – l’année dernière – et To Rome with Love. Ce fut aussi l’occasion de parler d’outils et techniques de lumière.

Parmi les derniers films de Darius, il faut citer aussi Amour de Michael Haneke, qui a remporté la Palme d’Or au Festival de Cannes, et le prochain film de James Gray tourné à New York avec Marion Cotillard et Joaquin Phoenix.

Darius et Woody au milieu de l'équipe - DR
Darius et Woody au milieu de l’équipe
DR


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Benjamin B : Que ressens-tu en travaillant avec Woody Allen ?
Darius Khondji : J’adore Woody, et j’ai un immense respect pour lui. Comme il est timide avec le mot génie, j’essaie de ne pas l’utiliser à propos de lui... Disons simplement qu’il est très intelligent, très drôle et que c’est très amusant de travailler avec lui.

BB : Minuit à Paris mélange trois époques : le présent, et les années 1920 et 1900.
DK : J’ai cherché à trouver un traitement visuel différent pour chaque époque. Au début quand j’ai parlé avec Woody, il se demandait s’il fallait peut-être filmer le passé en noir et blanc. Mais avec quelques exceptions notables, j’ai toujours trouvé que les films qui mélangent la couleur et le noir et blanc créent une diversion pour le public. C’est un effet de style qui peut être perturbant. J’ai donc proposé d’essayer plutôt de trouver des traitements différents de la couleur.
J’ai fait des recherches et je suis revenu vers Woody avec quelques idées pour créer un look vintage qui distinguerait le passé du présent. J’ai proposé quatre principes :
1. Tourner avec des objectifs Cooke très anciens, en utilisant plutôt des longues focales - pas plus large qu’un 32 mm - pour obtenir un aspect plus diffus, et plus doux.
2. Sous-développer la pellicule d’un demi-diaph, et parfois d’un diaph entier chez LTC, pour obtenir une image plus douce et moins contrastée.
3. Déplacer la caméra moins, ne pas faire de travellings.
4. Utiliser des couleurs plus chaudes – mais je dois préciser que Woody veut des couleurs chaudes de toute façon, il n’aime pas la lumière froide.
Tous ces choix ensembles ont créé une ambiance, ont donné une certaine luisance aux deux époques. Et pour créer un contraste, nous avons tourné les scènes du présent avec les nouveaux objectifs Cooke 5/i.

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"Minuit à Paris" – Les années 1920
"Minuit à Paris" – Les années 1920


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BB : Comment as-tu distingué les années 1920 des années 1900 ?
DK : Nous avons créé un rendu très chaud pour les années 1920, avec une couleur dorée. Puis, quand on est passé aux années 1900, à la Belle Epoque, nous avons ajouté de la fumée et plus de contrejours, et nous avons rendu la couleur encore plus chaude, vers un vrai rouge, comme si c’était éclairé par le feu. A la fin, les années 1900 étaient rouges et noir, avec des costumes noirs. Woody a adoré.

BB : La scène de la Belle Epoque, où Marion Cotillard et Owen Wilson vont chez Maxim, est féérique. Comment l’as-tu éclairée ?
DK : Nous avons recouvert le plafond d’une grille de petites ampoules sur variateur, ce qui donne ce look doré, avec une couleur pêche, très douce, et j’ai ajouté un contre-jour diffus, légèrement plus bleu, sur Marion Cotillard.

BB : C’est comme s’ils étaient trempés dans une lumière chaude, et le contre-jour évoque la photographie glamour classique.
DK : Woody voulait que le personnage de Marion ressemblât à une star de cinéma à l’ancienne. J’ai aussi ajouté de la fumée, et j’ai mis des filtres de diffusion sur l’objectif : une combinaison de Schneider Black Classic Soft et Black Pro Mist Tiffen. Dans d’autres scènes, j’ai aussi utilisé des diffusions Mitchell.

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"Minuit à Paris" – Glamour
"Minuit à Paris" – Glamour

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BB : Peux-tu en dire plus sur l’utilisation de ces grappes de petites ampoules ?
DK : C’était, je pense, des ampoules de 30 Watts. J’ai conçu aussi des panneaux couverts d’ampoules, sur variateur, on les appelait des Woody Lights. Certains panneaux faisaient 1 mètre de large et 1 mètre 50 de long, mais j’en ai fait de trois tailles différentes. Les panneaux étaient en bois ou en aluminium, les ampoules y étaient très serrées.

BB : Il y avait des dizaines d’ampoules sur un panneau ?
DK : Des centaines. Les panneaux étaient sur pieds, placés dans une pièce à côté, ou bien éclairant un visage avec une lumière en 3/4. Ils ont créé un look ancien, une lueur " vintage ", qui nous a bien servi pour les époques du passé, et surtout les années vingt.

BB : Tu as réchauffé la couleur avec des variateurs, mais aussi avec des gélatines ?
DK : J’ai utilisé des gélatines CTO et CTS sur les keylights dans quelques scènes. J’aime aussi les gélatines Bastard Amber, Magenta, Rose et Mauve. Je fais souvent des ombres un peu plus froides, par exemple en ajoutant une réflexion bleue ou verte d’en haut. Puis, quand je vais à l’étalonnage, je les descends, je les baisse en intensité, et j’y mets de l’or. Dans le pied de la courbe, là où les noirs attrapent un peu de couleur, je mets un peu de bleu. J’utilise beaucoup le contraste des couleurs, c’est ma façon de voir.

BB : Une grande partie du film se déroule la nuit, comment as-tu éclairé la nuit ?
DK : La plupart du temps, j’ai essayé d’éclairer l’extérieur avec des sources placées dans des intérieurs, par exemple dans un café. Quand je regarde le film, je pense que j’aurais du le faire encore plus. On a fini avec plus de réverbères que j’aurais voulu, mais je me suis rendu compte que le film devait rester léger, et ne pouvait pas être trop sombre.

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"Minuit à Paris" – Extérieur nuit
"Minuit à Paris" – Extérieur nuit


"Minuit à Paris" – Extérieur nuit
"Minuit à Paris" – Extérieur nuit


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BB : Le décor le plus étonnant dans le film est celui du musée de l’Orangerie, devant les Nymphéas de Monet.
DK : On a tourné cette scène entièrement en lumière naturelle. On avait un poly pour le travelling et on a ajouté un petit panneau blanc pour les yeux. Sur place on s’est regardé avec Woody et il m’a dit : « 2001, n’est-ce pas ? ». Et nous avons échangé un sourire. Pour une raison étrange, nous avons tous deux pensé au film de Kubrick dans ce grand espace blanc.

BB : Quelle a été ton approche pour To Rome with Love  ?
DK : C’est un film drôle, une comédie simple avec quatre histoires différentes établies à Rome : deux sont en italien, avec sous-titres anglais, et deux sont en anglais. J’ai traité les histoires italiennes avec des couleurs beaucoup plus chaudes, presque à l’excès.
Le temps ensoleillé était un défi, parce que ni Woody ni moi ne voulait de lumière solaire directe. Parfois, nous avons tourné à l’ombre, en faisant des réflexions sur des belles maisons dorées ou des briques rouges, ou bien nous avons tourné en contre-jour, comme la scène dans les jardins de Tivoli.
S’il fallait tourner pendant la journée, nous avons créé un plafond de diffusion avec des ballons spéciaux de chez ALF Service à Milan ; nous avons attaché les ballons entre eux et les avons reliés aux toits et balcons – nous avons couvert une petite piazza entière comme ça ! Nous avons pu faire un pano 360 degrés de la Piazza del Popolo en fin de journée, quand le soleil était très bas. En extérieur, j’utilise beaucoup le negative fill (occulter la lumière avec panneaux, cadres, etc.), pour sculpter la lumière, ou pour se débarrasser de réflexions indésirables.

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"To Rome with Love" – Plafond de ballons
"To Rome with Love" – Plafond de ballons


To Rome with Love – Extérieur jour
To Rome with Love – Extérieur jour


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BB : Comment as-tu éclairé les intérieurs jour ?
DK : Les deux films ont été tournés entièrement en décor naturel, sans aucun travail de studio, donc ça a beaucoup varié. Pour les intérieurs jour, la plupart du temps, je mets la lumière à l’extérieur des fenêtres. Je n’aime pas avoir de projos à l’intérieur.

BB : Quel type de projecteurs as-tu placé en dehors des fenêtres ?
DK : En général, je veux une lumière douce venant de l’extérieur, elle peut être réfléchie ou diffuse, ou les deux. Je veux que la lumière soit belle et je veux aller vite, et je tiens à ce que ce soit pratique pour la production. Le moyen utilisé par les électriciens pour obtenir cette lumière m’importe peu. D’ailleurs je trouve que c’est mieux quand les électros travaillent avec des projecteurs qu’ils leur sont familiers.
En Italie, j’ai utilisé ce qu’ils appellent des ACL (Aircraft Landing Lights), que nous appelons Dino. Les ACL sont des groupes de puissantes lumières d’atterrissage pour avion, assemblés dans des cadres en aluminium léger, en quantité de 32, 16, 12 ou 9. Ils ont été initialement conçus pour Vittorio Storaro, et sont loués par Iris, la société de longue date de son chef électro, Filippo Cafolla. Mais les ACL ne sont pas utilisés à Paris. Donc, pour Minuit à Paris, j’ai utilisé la plupart du temps des HMI pour rester simple.

BB : Quel type de projecteurs HMI ?
DK : J’utilise des HMI de chez Arri et K 5600. J’aime beaucoup l’Arrimax à travers un Grid Cloth. Quand j’utilise des projecteurs Fresnel, c’est à travers une diffusion épaisse, ensuite je vais les couper et les réduire pour les ramener à l’exposition voulue. Ou bien, je pourrais utiliser une " Book Light " (lumière bouquin), c’est-à-dire une source réfléchie qui traverse ensuite une diffusion épaisse. D’une certaine façon, je passe par tant de couches de diffusion qu’à la fin, la source n’a pas vraiment d’importance !

BB : Quel genre de matériaux de diffusion et de réflexion aimes-tu utiliser ?
DK : J’aime la diffusion Frost et la Rollux, qui est agréable et épaisse. A Rome, j’ai aimé mettre soit une grande source, soit le soleil en réflexion sur un grande toile 6 par 6 de Muslin non blanchie, parce que les immeubles italiens ont le même genre de texture.

BB : Ta lumière est surtout douce, mais avec un faisceau occasionnel de lumière dure.
DK : J’aime utiliser les Molebeam en intérieur jour. J’ai souvent des 6 kW et 4 kW dans le camion. Je mets un Molebeam dehors et je peux créer un faisceau de lumière très forte, en parallèle avec la source douce. On a immédiatement le sentiment d’un vrai soleil. C’est très beau.

BB : Est-ce que tu rajoutes des ambiances à l’intérieur ?
DK : Je n’ajoute plus beaucoup de fill. Les pellicules d’aujourd’hui ne semblent pas en avoir besoin. Parfois, je vais ajouter une petit panneau réflecteur ou autre chose dans le même style, mais certainement pas des sources.

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"To Rome with Love" – Intérieur jour
"To Rome with Love" – Intérieur jour


"To Rome with Love" – Piazza Navona
"To Rome with Love" – Piazza Navona


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BB : Peux-tu parler de l’extérieur nuit sur la Piazza Navona ?
DK : C’est un long travelling. Nous avons placé des HMI bleus sous l’eau dans la fontaine. J’ai mis un latéral dur sur Jesse Eisenberg et les deux filles, avec deux 10 kW tungstène, un pour chaque section du travelling ; j’en ai ressenti le besoin car, autrement, la lumière me semblait un peu plate. J’ai mis quelques projecteurs sur la façade en arrière-plan, et j’ai ajouté un peu de fill (ambiance) avec un Octoplus de Chimera.

BB : Quelle est ton approche pour les gros plans ?
DK : Comme je te disais, pour les grosses sources, les unités pour les grandes surfaces, je laisse les électriciens choisir leur projecteur, celui qui leur conviendra. Mais quand nous passons à l’intérieur pour les gros plans, que je sois à Rome, New York, Londres, Paris ou Los Angeles, ça devient mon projecteur. Je ne peux pas supporter d’avoir des acteurs avec des visages mal éclairés. C’est très important pour moi. Pour les gros plans, je peux utiliser des China Ball, des lumières Briese, des Kino Flo. Sur un petit film, je peux utiliser des Lekos Source Four en réflexion sur des panneaux ...
Sur les deux films de Woody, j’ai beaucoup utilisé l’Octoplus. C’est une lumière de photographe qui est très simple à mettre en place, avec une diffusion simple ou double, avec des puissances allant du 500 Watts au 2 kW. Pour la scène finale dans Minuit à Paris sur le pont Alexandre III, j’ai utilisé un China Ball sur Léa Seydoux, qui est la muse moderne du film.

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"Minuit à Paris" -– La muse sur le pont
"Minuit à Paris" -– La muse sur le pont


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BB : Comment Woody Allen fait-il son découpage ?
DK : La plupart du temps, Woody aime tourner des plans séquence. Woody tourne aussi des plans de coupe, mais il gardera la plupart du plan séquence dans le film, il ne va pas couper beaucoup. Si je sens que c’est impératif de faire une autre prise, il le fera, mais je sais qu’il ne va pas l’utiliser ! Il va utiliser la meilleure prise pour les acteurs, bien sûr. Une fois nous avons eu un plan un peu flou, il l’a gardé dans le film, en plaisantant que « ça ressemble à un film européen ».

BB : Je suis curieux de savoir comment c’était d’avoir Roberto Benigni et Woody Allen ensemble sur un plateau ?
DK : Ils se sont beaucoup amusés. Woody est généralement pince-sans-rire, c’est rare de le voir rigoler, mais avec Roberto, il a craqué. Woody laissait Roberto improviser, mais je me souviens que Woody lui disait : « Fais d’abord ta version, puis tu feras la mienne ». Et Roberto riait et disait : « D’accord ! ». Ils s’entendaient très bien ensemble.

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"To Rome with Love" -– Le célèbre Roberto Benigni
"To Rome with Love" -– Le célèbre Roberto Benigni


"To Rome with Love" – L'auteur
"To Rome with Love" – L’auteur


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BB : Comment décrirais-tu Woody Allen comme réalisateur ?

DK : Woody fait des films comme un musicien, comme un compositeur. C’est souvent une question de rythme. Bien sûr, je n’ai fait que des comédies avec lui, mais tout doit avoir du rythme, que ce soit le jeu des acteurs ou les mouvements de caméra. Si une scène devient pesante, si elle tombe à plat, il la retournera plus tard. Il sait vraiment ce qu’il veut. Et plus important encore : il sait ce qu’il ne veut pas.
Avec Woody, tout doit être clair. Il a une merveilleuse façon de traiter les problèmes sur le plateau. Il retombe toujours sur ses pieds. Il est très souple, car il a l’habitude de faire des films sans un gros budget. Donc, il trouve toujours des solutions intéressantes, parfois il change le scénario, et la nuit se transforme en jour. Woody m’a beaucoup appris.

BB : Un mot de la fin ?

DK : Je tiens vraiment à remercier mes équipes sur les deux films, y compris en France mon chef électro, Thierry Beaucheron, mon chef machino, Cyril Kuhnholtz, mes assistants caméra, Fabienne Octobre et Julien Andreetti, et mon cadreur, Jan Rubens. En Italie, j’avais mon chef électro,, Stefano Marino, chef machino Paolo Frasson, mes assistants caméra, Alberto " Nino " Torrecilla et Simona di Lullo, et mon cadreur, Daniele Massacesi. Je tiens à remercier aussi le grand Joe Gawler, mon étalonneur chez Deluxe à New York, qui a étalonné les deux films.

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Ce texte est basé sur un article paru dans le numéro d’août 2012 de l’American Cinematographer, nous le publions avec leur aimable permission.

Benjamin B est membre consultant de l’AFC, et le rédacteur des sites thefilmbook

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