Disparition du directeur de la photographie Dick Pope, BSC (1947-2024)
Par Marc Salomon et Richard Andry, AFCVenu du documentaire TV et du clip, il s’était rapidement imposé, dès le début des années 1990, comme un chef opérateur majeur du cinéma britannique, alternant entre les drames intimes et sociaux dans une approche plutôt réaliste, et les films d’époque ou cinéma de genre, dans lesquels il fut un digne continuateur de cette "lumière anglaise", dans la lignée des David Watkin, Billy Williams, Tony Pierce-Roberts ou Roger Deakins, s’autorisant une certaine stylisation qui savait rester sobre.
Né le 3 août 1947, à Bromley, Dick Pope avait découvert très jeune la photographie grâce à l’appareil Kodak Brownie offert par son père. Il se forme d’abord au sein du laboratoire Pathé à Londres avant de débuter comme assistant caméra sur des fictions TV à la fin des années 1960, en particulier au côté de Stanley Long, personnage multi casquettes du cinéma anglais des années 1960-70.
Sa carrière d’opérateur démarre au sein d’unités documentaires, toujours pour la télévision (Granada TV), "Disappearing World" et "World in Action" *, il collabore aussi à de nombreuses séries. Quand la télévision adopte progressivement la vidéo, Dick Pope préfère poursuivre son chemin dans la fiction et l’argentique. Il alternera alors entre la mise en images de nombreux clips musicaux : Tina Turner, The Cure, Peter Gabriel, AC/DC, Cats, The Specials ("Ghost Town"), Queen / Freddie Mercury (plusieurs clips dont le célèbre "I Want to Break Free" et "These Are the Days of Our Lives"), Kylie Minogue ("Wouldn’t Change A Thing" ; "Never Too Late")... et sa participation en seconde équipe à des films photographiés par Roger Deakins (1984 ; Aux sources du Nil ; The Secret Garden).
C’est durant cette période que démarre sa carrière de directeur de la photographie pour le grand écran. On citera d’abord The Fruit Machine, de Philip Saville, en 1987, une plongée dans le milieu interlope LGBT de Liverpool d’où deux ados homos, que tout oppose, s’enfuient vers Brighton après été témoins d’un assassinat. Ce qui nous vaut, photographiquement parlant, quelques séquences kitschs, dans les lumières et les couleurs, en contrepoint à la morosité du quotidien.
L’Enfant miroir est à classer dans la catégorie des films cultes, une pépite d’un réalisateur rare, Philip Ridley, artiste protéiforme, tout à la fois peintre, écrivain, scénariste et dramaturge, cinéaste, photographe et vidéaste... Le réalisateur ne choisit pas la facilité en décidant de tourner cette histoire d’un enfant à l’imaginaire morbide dans les vastes plaines ensoleillées de l’Alberta, mais par les cadrages originaux et audacieux ainsi que par la lumière, Philip Ridley et Dick Pope décalent le film vers une dimension fantastique loin des codes habituels d’un film de genre, un territoire où Andrew Wyeth et Terrence Malick ne sont jamais très loin.
Ce film avait d’ailleurs remporté le prix de la Meilleure photographie au Festival international du film fantastique de Catalogne, en 1990.
C’est sa rencontre avec Mike Leigh pour le troisième long métrage de ce dernier, Life is Sweet, en 1990, qui allait donner un coup d’accélérateur à sa carrière, suivi de Naked, en 1993, deux films tournés sur pellicule Agfacolor, avec un traitement "bleach bypass" pour le second.
Dans un récent texte rédigé en hommage à son chef opérateur et publié dans The Guardian, Mike Leigh écrit : « D’un point de vue photographique et esthétique, son travail est toujours passionnant, qu’il s’agisse de son habileté à créer la noirceur nocturne monochromatique de Naked ou les couleurs primaires audacieuses de l’optimiste Happy-Go-Lucky, de son utilisation inspirée du film Super-16 pour créer l’univers d’après-guerre de Vera Drake, et sa combinaison de 16 mm tourné à la main et de 35 mm tourné de manière formelle pour différencier le passé et le présent dans Career Girls, à sa magnifique représentation des quatre saisons dans Another Year, à la somptueuse imagerie théâtrale victorienne de Topsy-Turvy, à ses références sensibles aux peintures de l’artiste dans Mr. Turner et à sa représentation audacieuse du monde turbulent de Peterloo. »
Dans la filmographie de Mike Leigh, trois films d’époque, Topsy-Turvy, Mr. Turner ** et Peterloo, vont permettre à Dick Pope d’aller dans le sens d’une plus grande stylisation, d’une recherche esthétique qui ne perd jamais de vue le respect absolu de la nature des sources de lumière et leur direction, sans fioritures inutiles.
Mais les collaborations de Dick Pope se sont élargies à bien d’autres réalisateur rice s des deux côtés de l’Atlantique. On retiendra tout particulièrement sont travail sur Au cœur de la tourmente, de Beeban Kidron (1999), d’après la nouvelle Amy Foster de Joseph Conrad, tourné dans les paysages marins et tourmentés des Cornouailles, Nicholas Nickleby, de Douglas McGrath (2002), d’après Dickens, L’Illusionniste, de Neil Burger (2006), qui vaut à Dick Pope une première nomination aux Oscars ainsi que la Grenouille d’argent à Camerimage en 2006, Honeydripper, de John Sayles (2007), tourné en Alabama et qui traite de la survie d’un club de blues sur fond de ségrégation raciale dans l’Amérique des années 1950, Angelica / The Daughter, de Mitchell Lichtenstein (2015), un film d’horreur situé à l’époque victorienne, et Brooklyn Affairs, d’Edward Norton (qui interprétait le rôle principal dans L’Illusionniste), excellent polar situé dans le New York des années 1950 avec pour toile de fond l’urbanisme contesté de Robert Moses. Dans chacun de ces films Dick Pope décline avec beaucoup de goût et de savoir-faire ce que l’on a baptisé à une époque la "lumière anglaise" : une forte lumière diffuse venant de suffisamment loin pour se répandre dans le décor tout en ménageant progressivement de profondes zones de pénombre. Peu ou pas de lumière d’appoint ou de contre-jour, mais un soin apporté aux visages, modelés et délicatement contrastés avec un profond respect des carnations.
Dick Pope venait de collaborer une dernière fois avec Mike Leigh sur Hard Truths, film récemment présenté au festival de Toronto ainsi que ceux de San Sebastián et de New York.
Le réalisateur rend d’ailleurs hommage à son chef opérateur dans un article publié dans The Guardian : "A revelation and a joy" : Mike Leigh pays tribute to cinematographer Dick Pope.
* On notera que Chris Menges avait aussi débuté sur "World in Action" avant de travailler avec Ken Loach.
** Rappelons que pour ce film Dick Pope avait remporté, en 2014, le Prix Vulcain de l’artiste-technicien, remis par la CST, dans le cadre du festival de Cannes.
Témoignage de Richard Andry, AFC
Dick Pope était chaleureux et plein d’un humour plutôt caustique. J’avais fait sa connaissance à la remise du Prix Vulcain, dont j’étais membre du jury, en 2014, pour son extraordinaire travail sur le film Mr. Turner, de Mike Leigh. On avait fraternisé et échangions de temps en temps, nous nous sommes retrouvés souvent à Camerimage, BSC Expo, Micro Salon et autres grandes messes de notre beau métier. Il avait une maison dans le Sud-Ouest de la France et voulait absolument rencontrer Raoul Coutard dont il était un fervent admirateur. Nous avions organisé une rencontre à Boucau mais Raoul étant malade, c’était tombé à l’eau. À Camerimage 2016, quelques jours après la mort de Coutard, Dick, trouvant qu’on avait oublié d’honorer Raoul, avait quelque peu bousculé le protocole et fait une intervention impromptue sur scène pour faire une déclaration d’hommage. Il avait du caractère et beaucoup de talent et disait toujours ce qu’il pensait, ce qui n’est pas si habituel… dans notre microcosme. Nous avons longuement discuté sur Vera Drake et sur Mr. Turner lors d’une Oslo Digital Conference dont il était l’invité d’honneur. Il était très francophile et amateur de nos vins. Je suis triste de ne plus pouvoir avoir l’occasion de trinquer avec lui.