Elevés au grain

Par Marc Galerne, K 5600 Lighting

La Lettre AFC n°238

Avec un titre comme celui-ci, on peut s’attendre à un article contre le numérique mais, comme tous les outils, ce sont les hommes et femmes qui les utilisent qui en déterminent l’usage. C’est bien de personnes dont il est question ici ou plutôt d’une génération élevée au grain.

J’ai eu l’occasion à Camerimage d’avoir une discussion avec plusieurs étudiants de La fémis et de Louis-Lumière. Nous évoquions des questions d’ordre technique sur l’éclairage pour finir sur la dure réalité d’un cinéma en mal de moyens.
Les craintes de ces étudiants passionnés se sont alors réveillées. Ils viennent de terminer leurs études pour ceux de Lumière et finissent leur quatrième année pour La fémis, et les questions de survie se posent déjà. Cette promotion a commencé ses études avec des cours sur l’argentique et sur le numérique.

Je comprends ces interrogations et ces doutes. Voilà des jeunes qui ont mis de côté leurs vies privées pour se consacrer à un métier, un art qui les ont un jour attirés vers des études techniques poussées mais aussi une éducation artistique qui passe par l’étude des chefs-d’œuvre du cinéma mondial mais aussi de la peinture et de la photo.
Ils ont travaillé six jours sur sept pendant quatre ans pour se retrouver devant une réalité bien injuste. Pendant qu’ils s’abreuvaient d’algorithmes, de sensitométrie et autres termes " barbares ", le rouleau compresseur de la vulgarisation procédait à un nivellement par le bas des métiers de l’image et du son.

En effet, parallèlement à ce monde parfois rédhibitoire des études cinématographiques, d’autres se faisaient des noms dans le monde merveilleux de l’éblouissement malsain de la technique à pas cher. Et de fleurir de-ci de-là des faux chefs opérateurs de 22 ans, des faux réalisateurs pas beaucoup plus vieux, des faux producteurs qui ont touché de vraies subventions et qui ont participé largement à l’effondrement des coûts de production.
Il serait injuste ici de ne pas renvoyer une part de la responsabilité sur les productions dites " sérieuses " qui ont aussi privilégié le " above the line " au " below the line ", la partie artistique à la partie technique. En étranglant les prestataires (qui ont aussi leur part de responsabilité), ces productions ont poussé ces mêmes prestataires à accepter les fausses productions avec de vrais " deals " inavouables.

Que les outils soient devenus, au premier abord en tout cas, plus faciles et plus accessibles financièrement, c’est indéniable. Tout cela est inéluctable, cela s’appelle le progrès. Le numérique permet de mettre en image les rêves les plus fous des réalisateurs les plus fous.
Par contre, sous prétexte que l’on peut tout faire, il ne faut pas faire n’importe quoi. Et si j’en crois les propos de ces étudiants et ceux des nombreux professionnels que j’ai pu croiser à Camerimage, il semble bien que nous soyons arrivés aujourd’hui à ce n’importe quoi.

Pas par la faute du numérique, non mais par le manque de solidarité d’un monde dans lequel plus personne ne se bat. Quelques chevaliers blancs tentent bien de préserver une attitude digne et se battent pour une sauvegarde de la qualité en défendant leurs choix techniques et leurs équipes.
Qui dit équipe, dit esprit d’équipe. Qui dit esprit d’équipe, dit collaboration, échange, voire même famille... Malheureusement ces chevaliers blancs finissent au banc des atypiques et de l’ANPE à force d’exigences, que beaucoup de producteurs qualifient de caprices d’une autre époque, celle où le cinéma était un art collectif.

A en croire certains réalisateurs égocentriques, le cinéma devrait pouvoir se faire juste avec des comédiens. Pas besoin de décorateur, on tourne en décors naturels. Pas besoin de directeur de la photo, la caméra fait tout. Un Steadicam ? Pourquoi faire ? On trouve des gadgets qui font la même chose (ou presque), le temps que la tétanie fasse son effet sur les biceps du culturiste qui devient cadreur. De toutes façons, les gens n’y verront rien donc autant faire sans stabilisateur façon docu-réalité.
Quant à l’éclairage, ce n’est plus utile avec les nouvelles caméras, on a du mal à " shooter " à moins de 800 ISO. Les (mauvais) vendeurs de caméras le disent et ils trouvent des directeurs de la photo pour relayer ce point de vue.

Exemple à Camerimage d’un chef op’ allemand, membre du jury de la compétition principale, qui a trouvé le temps de faire un workshop sur la basse lumière pour le compte de Canon. Je n’ai rien contre Canon, mais davantage contre Franz Lustig à qui nous avons prêté un 200 W.
Il a éclairé une jeune femme dans un décor en studio et a fait placer le 200 W derrière la fenêtre. Déjà là, on aurait dû se douter du piège. Faire un effet soleil avec un 200 W, cela n’augurait rien de bon. A 1 000 ISO, l’effet était réussi. A 20 000 ISO, le 200 W " brûlait " littéralement le visage de la comédienne. Le " maître " a fait éteindre cette " grosse " source pour ne laisser que 8 lux (soit 8 bougies). A 40 000 ISO, il fallut éteindre en urgence, sous peine de décollement de la rétine collectif, 7 bougies. Ouf ! J’ai cru un instant que l’on allait passer en infrarouge.
Et d’ajouter : « Aujourd’hui, je pourrais faire un film avec comme éclairage un iPhone et une bougie (ce qui est idiot car il existe une application iTunes qui permet de reproduire une flamme de briquet pour les concerts). J’ai envie de dire que s’il n’y a plus besoin d’éclairage, il n’y a plus besoin de chef opérateur.

Bien sûr qu’il faut des petits films sans moyens. Il y a toujours quelqu’un, quel que soit le pays, qui connaît au moins un film remarquable fait sans lumière, avec des acteurs non professionnels mais ce sont des exceptions. Le problème est qu’aujourd’hui, on voit plus de films nuls que de chefs-d’œuvre.
Toute cette technologie à bas prix n’est pas méprisable, ce n’est pas mon propos. Cela permet de se faire la main, de révéler des passions, de faire des films d’entreprise, des courts métrages (doit-on dire des courts minutages n’ayant plus de longueur de pelloche ?), à moindre coût et ainsi faire vivre de nombreuses personnes dans notre métier.
A l’époque lointaine de mes années lycée, on tournait en Super 8 mais on n’aurait jamais pensé projeter le résultat de nos élucubrations en salles. Aujourd’hui, c’est pourtant ce que je ressens en voyant les résultats en projection et sur les écrans TV.

Il y a longtemps, dans notre galaxie, les chefs de poste étaient respectés. On les écoutait car ils avaient LA connaissance qui apportait au réalisateur une collaboration technique et artistique l’aidant à transmettre sa vision. Quelle prétention que celle d’un réalisateur qui n’a besoin de personne !
L’arrivée du numérique a rapproché le réalisateur du producteur et éloigné tous les autres collaborateurs. Les acteurs et leurs agents ont vite choisi leur camp. Je sais, ils ne sont pas tous comme ça. Il y a des gens bien partout mais il y a quand même un majorité silencieuse, aveugle et destructrice.

Je vais remplir un dossier pour un financement auprès de la BPI (ex OSEO). Le dossier est copieux et nécessite les bilans des deux dernières années ainsi qu’un plan de financement pour les trois prochaines années. ET c’est normal. Cela me semble tout à fait justifié.
Pourquoi pour des demandes de subventions pour la production, ne demande-t-on pas au moins un devis et un financement " viable " ? Je connais de nombreux directeurs de production qui seraient intéressés par un poste de " vérificateur ". Un poste tournant et anonyme pour une partialité totale. Chaque projet étudié sans que l’examinateur ne sache qui produit, qui réalise… comme dans les examens quoi !
Ne pas accepter un tournage qui annonce six semaines de tournage avec un budget de prestations techniques de 10 000 euros. Refuser des dossiers qui présentent des postes salaire qui correspondent à des dédommagements de stagiaire.

Pourquoi ne pas revenir à une carte professionnelle qui donnerait accès à des subventions supplémentaires ? Pourquoi ne pas avoir une carte professionnelle pour les étudiants sortants de cursus sérieux ? Que cette carte s’obtienne par l’expérience d’un parcours d’apprentissage et non par une autoproclamation.
Connaître par cœur le mode d’emploi d’une caméra numérique n’a jamais donné l’expérience du cadre, du mouvement et de la lumière. Nous sommes témoins, sur les salons et les présentations que nous faisons dans le monde, de l’ignorance de pseudoprofessionnels qu’ils soient " DP ", " gaffers ", électros, cadreurs, loueurs... Je pense d’ailleurs imprimer des cartes de visite en braille pour distribuer à ces gens-là.
Ceux qui se laissent berner par des opérations marketing à grande échelle qui vantent de façon mensongère un projecteur dont la plage est étale et produit des ombres nettes, les performances d’un moniteur à bas prix qui a soit disant les mêmes performances que celui qu’ils ont impunément copié ou encore des caméras aux qualités exagérées voire virtuelles.

Le monde change. A nous de décider si c’est pour le pire ou pour le meilleur. Il est temps d’agir et faire preuve de courage, de solidarité et de passion pour sauvegarder des valeurs qui un jour ont motivé et modifié nos vies.
En vous souhaitant à tous une bonne nouvelle année… Cela dépend beaucoup de nous.

(En vignette de cet article, le groupe d’étudiants de La fémis, de Louis-Lumière et de l’école de Lodz à Camerimage, aux côtés de Marc Galerne, Jacques Delacoux, Jean-Yves Le Poulain, Julien Bernard, Denis Lenoir et Philippe Ros - DR)