Entretien avec le directeur de la photographie Christophe Beaucarne, AFC, SBC, à propos de son travail sur "Barbara", de Mathieu Amalric

par Christophe Beaucarne

[ English ] [ français ]

Barbara, qui n’est pas un biopic sur la "Dame en noir", sort sur les écrans pour les 20 ans de la disparition de la chanteuse. Mathieu Amalric signe ici son 6e long métrage et revient sur la Croisette où il avait remporté le Prix de la mise en scène en 2010 pour Tournée. Christophe Beaucarne, AFC, SBC, fidèle compagnon de lumière sur tous ses longs métrages, propose ici une photographie glamour et tente de transcender l’image de la mythique chanteuse portée par Jeanne Balibar. Barbara fait l’ouverture d’Un certain regard, lors de ce 70e Festival de Cannes. (BB)

Une actrice va jouer Barbara, le tournage va commencer bientôt. Elle travaille son personnage, la voix, les chansons, les partitions, les gestes, le tricot, les scènes à apprendre, ça va, ça avance, ça grandit, ça l’envahit même. Le réalisateur aussi travaille, par ses rencontres, par les archives, la musique, il se laisse submerger, envahir comme elle, par elle.
Avec Mathieu Amalric et Jeanne Balibar.

Mathieu Amalric et Christophe Beaucarne sur le tournage de "Barbara"
Mathieu Amalric et Christophe Beaucarne sur le tournage de "Barbara"

Il y a au moins trois niveaux de narration dans Barbara, et peut-être même plus…

Christophe Beaucarne : Oui ! Il y a le film dans le film : Yves (Mathieu Amalric) tourne un biopic sur Barbara interprétée par Brigitte (Jeanne Balibar). Il y a les vraies archives sur Barbara puis la vraie Brigitte qui n’est plus Barbara. A l’intérieur de ces trois niveaux, on retrouve des degrés de lectures différentes liés à l’état de Brigitte vu par Yves et à l’état de Yves.

Il ne faut pas trop chercher à comprendre, il faut se laisser aller…

C.B : C’est exactement ça ! Et c’est en se laissant aller qu’on est le plus ému ! Mathieu Amalric a créé un objet hybride, ce n’est pas un biopic, c’est un point de vue, beaucoup plus libre qu’un biopic. En même temps, l’ayant droit de Barbara, qui est aussi son neveu et qui joue dans le film, a donné énormément d’informations à Mathieu qui est devenu un connaisseur hors pair de la vie de la chanteuse. Tous les détails sont dans le film, de la pub sur le mur en face de sa chambre à Bruxelles à l’histoire d’amour avec son accessoiriste.

Tes choix de mise en image tentent de soutenir ces trois narrations, parle-nous tout d’abord du film dans le film…

C.B : J’ai vraiment cherché un parti pris pour que la lumière du film dans le film soit à la fois très fictionnelle mais aussi un peu vieillotte, avec des contre-jours et des zones très noires. Avec Mathieu, on voulait une unité de lumière entre l’appartement à Rémusat où Brigitte interprète Barbara et quand elle est Brigitte dans sa vraie vie, pour que l’identification avec Barbara soit ressentie aussi bien dans le film qui est tourné par Yves que dans sa vie d’actrice.
On retrouve cette lumière "à l’ancienne" dans l’hôtel et dans le studio. Ce style, pas très réaliste, pas du tout contemporain, ressemble aux images des années Barbara.

Mesure de la lumière sur Jeanne Balibar, alias Barbara
Mesure de la lumière sur Jeanne Balibar, alias Barbara

Tu as choisi de tourner certaines scènes en 16 mm, pourquoi ?

C.B : Nous avions les vraies images d’archives sur Barbara que l’on a mélangées avec des "fausses" images d’archives qu’on a tournées en 16 mm. Ces images étaient plus piquées que celles des archives qui étaient du 16 mm inversible, et de surcroît de l’inversible scanné…
Aux essais, j’avais testé un étalonnage pour raccorder mes images avec celles des archives. Nous y sommes bien arrivés mais au final, avec Mathieu, on s’est dit que ce n’était pas un bon choix. Il fallait que ces images aient un aspect fiction et non pas documentaire. Yves, le metteur en scène, est obsédé par Barbara, il "voit" la vraie Barbara, ce sont ses images mentales, c’était donc plus intéressant de garder une différence.
Nous avons tourné en 16 mm tous les concerts et toutes les scènes qui raccordaient directement avec le film dans le film.

Et le reste est tourné en numérique… que tu raccordes avec le 16 mm ?

C.B : Oui, c’est tourné en RED. Effectivement, j’ai ajouté du grain, du grain 16 mm scanné. J’en ai ajouté très peu au début du film, et puis je l’ai augmenté petit à petit, pour arriver à la scène de la voiture - celle où elle tricote - et pendant l’installation du théâtre où il est très fort. Puis je redescends en dégradé pour le faire quasiment disparaître quand on est dans la maison de Barbara, à la fin du film.

Tu as donc jonglé entre les deux supports, film et numérique, ce qui n’est sûrement pas très simple…

C.B : C’est surtout qu’en numérique, je n’éclaire jamais en lumière directe. Je n’étais pas très rassuré d’éclairer avec des forts contrejours, et des zones très noires que je gardais telles quelles. Quant au travail avec le 16 mm, c’était un peu stressant aussi ! Je dois reconnaître que, même après 25 longs métrages en 35 mm, mon œil n’était plus habitué à la pellicule, le plan me paraissait trop éclairé ou pas assez.
Par contre, je me souvenais très bien comment exposer et je me suis fié à ma cellule, sans même faire d’essais de key light. C’est incroyable comme on retrouve ce sentiment d’être le maître à bord, parce que personne ne sait ce que l’on fait. Je ne parle pas d’un pouvoir, mais c’est un rapport aux autres très différent. C’est aussi retrouver la magie du développement, de voir les rushes après… ça glamourise l’image !
C’est pour ça qu’on voulait tout faire en 16 mm au départ, pour cette matière indéniable sur la peau, ou ce très beau rouge qui ne fait pas faux. Dans les scènes de voiture aussi, quand on a le soleil dans le champ, ça n’a rien à voir avec le numérique, c’est beau, ce n’est pas mou, pas solarisé. On dit que le numérique c’est la liberté mais moi je trouve qu’en pellicule, on est plus libre.

Les scènes de concerts ont été tournées dans les salles de l’époque ?

C.B : Toutes les scènes censées se passer dans des théâtres différents ont été tournées dans le même lieu. Je modifiais tous mes éclairages avec des couleurs différentes, et nous changions le rideau du bord de scène. Pour l’Olympia, la salle où elle fait ses adieux, les lumières sont très fortes, très colorées, comme à cette époque-là.

Il y a un enchaînement très beau entre deux narrations qui amène la fin du film. Une fin qui est d’ailleurs différente du reste, où l’image est plus réaliste.

C.B : Dans le dernier morceau qu’elle interprète, Brigitte est en playback avec la voix de Barbara, on tourne autour du piano, c’est un travelling accompagné d’un zoom et je passe de la lumière crue, directionnelle, à une lumière réfléchie. Le changement d’état de Brigitte à Jeanne, c’est-à-dire celle qui ne s’identifie plus à Barbara, est complètement fondu avec la séquence qui suit où l’on est dans la maison de Barbara avec une lumière réaliste. J’ai filmé sans projecteurs en prenant la lumière comme elle était, avec le vrai soleil qui rentrait. Et là, on est chez Barbara à la fin de sa vie, on n’est plus dans le film d’Yves, on est dans un biopic sur Barbara interprété par Jeanne Balibar.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

La bande annonce :


https://vimeo.com/217915646