Faiseur d’ombre

Le directeur de la photographie Joerg Widmer parle de son travail sur "Une vie cachée", de Terrence Malick

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En choisissant d’adapter à l’écran les lettres de prison de Franz Jägerstätter, jeune paysan autrichien et objecteur de conscience face au nazisme, le cinéaste des Moissons du ciel livre un nouveau film de trois heures sur l’engagement et la fidélité où le montage forme l’œuvre.

Après l’homme aux trois Oscars, Emmanuel Lubezki, c’est le grand cadreur Steadicam allemand Joerg Widmer (habitué des tournages avec Malick depuis The New World) qui prend cette fois-ci les commandes en solo de l’image. Avec un dispositif maintenant bien rodé qui fait la part belle à la lumière naturelle et rien qu’elle. Rencontre avec ce faiseur d’ombre (et de lumière). (FR)

Les derniers films de Terrence Malick ressemblent plus à des poèmes visuels qu’à des films à proprement parler... Comment se passe la création d’un tel objet... Y a-t-il, par exemple, un scénario pour l’équipe ?

Joerg Widmer : Sur les films précédents, comme To The Wonders, il n’ y avait à proprement parler pas de scénario, mais une sorte de bible pouvant aller jusqu’à cinq-cents pages remplies de notes, de commentaires et de visions. Une sorte de coffre à idées... Sur A Hidden Life, tout part du recueil de lettres de Franz Jägerstätter. Terrence Malick m’a demandé de commencer par le lire et chercher l’inspiration à la source du texte. Fonder le film sur Franz et Fanny, leur amour, cette incroyable force qui les unit face à la dictature et leur engagement. Pourtant, un scénario a cette fois-ci été produit, je l’ai lu bien sûr, mais sans avoir la certitude qu’on allait le suivre pour le film. Quand vous travaillez avec Terrence Malick, il faut être prêt à tout. Faire des scènes à un endroit, les refaire dans un autre endroit avec une autre chorégraphie et une autre lumière, s’adapter à la météo, aux saisons. Traduire à l’écran, pour ce film, quelques mots clés comme la beauté de la nature, l’harmonie, l’amour d’être en famille... Et comment la tournure des événements politiques vont peu à peu venir bouleverser cette vie.

Y a-t-il tout de même des règles, un cahier des charges ?

JW : Quelques règles sont annoncées au départ. Quand nous nous sommes retrouvés pour préparer le film dans le sud du Tyrol, la question a été abordée. La première chose c’était le choix des optiques. Terrence souhaite avoir un point de vue très large avec une profondeur de champ maximale, de manière à ce que le spectateur puisse lui-même appréhender le film comme il le souhaite, que ce soit plutôt sur les visages ou au contraire sur les paysages ou les décors. Une manière de laisser le spectateur faire lui-même son cadre dans l’image projetée, un peu comme quand on regarde un film dans une salle Imax. Pour cela, on a fait des essais entre le 18 mm, 14 mm, 12 mm et le 10 mm Master Prime. Après quelques jours, le 18 mm est reparti chez le loueur. En poussant un peu plus loin, on a aussi testé le 8 mm que j’aime personnellement beaucoup. Finalement c’est le 12 mm qui a été conservé, avec le 8 mm pour certains plans. Le 10 mm étant moins beau optiquement et le 14 mm étant conservé en sécu, au cas où un accident arrive ! Donc le choix entre les focales était très minimal, soit le 12 mm, soit le 8 mm sur la RED Dragon en 6K ou en 5,5K ce qui resserrait parfois légèrement l’angle de champ très large. La cage d’escalier du prétoire, par exemple, est tournée au 8 mm. Ainsi qu’une partie du procès. Le secret pour cadrer ce genre de séquence avec un tel grand angle en intérieur et des personnages, c’est de rester centré le plus possible sur les comédiens. Car dès qu’on part un peu sur les bords de l’image ça devient vite impossible de garder des visages à la forme normale.

Pourquoi la RED ?

JW : J’aime beaucoup la RED parce qu’elle offre un traitement très souple et efficace des images en postproduction. Le nouveau Pipeline IPP2 mis au point récemment est pour moi un outil très performant pour garder le contrôle de l’image sur le plateau. Grâce à l’expertise de mon DIT, Christian Kuss, on a pu générer des rushes étalonnés quasi définitifs en rendu d’image. Cette méthode de travail a abouti, sur A Hidden Life à l’utilisation de deux corps caméras RED Dragon, une préréglée pour les tons de peau en haute lumière, moins sensible, tandis que l’autre était optimisée pour les basses lumières et les séquences de nuit... En matière de machinerie, tous les plans du film sont faits au Steadicam, au slider ou à l’épaule. Aucune dolly ou grue. Tourner comme un documentaire, suivre le mouvement des acteurs et leur jeu en continu dans de longues prises allant de 4 à 42 minutes... soit la durée maximale d’enregistrement d’un disque dur embarqué. Pour permettre un contrôle de l’image, la caméra était équipée d’un moteur de point et de diaph dont le contrôle était assuré à distance par le premier assistant opérateur, Alexander Sachariew, ce qui permettait à Christian d’agir en temps réel sur la pose et de conserver l’exposition idéale selon les mouvements ou les changements de lumière.

Comment travaille-t-il avec les comédiens ?

JW : Le fait de tourner de très longues prises et de ne pas savoir ce qui va forcément être retenu change beaucoup de choses. Les comédiens eux-mêmes ont avoué que, pour la première fois de leur carrière, ils ne jouaient plus devant la caméra mais étaient littéralement les personnages.

Certaines scènes sont même faites en plusieurs versions dans plusieurs décors. Par exemple, les intérieurs de la maison de Franz et Fanny ont été faits dans cinq ou six maisons pour aboutir au résultat à l’écran. Terrence donne parfois quelques lignes clé de dialogue aux comédiens et parfois le reste est improvisé, en plan unique sans contrechamp.

On ne sait jamais exactement ce qui sera gardé de chaque prise lors de la longue postproduction du film (près de deux ans pour A Hidden Life), quel personnage restera ou disparaîtra du montage...

Avez-vous pu tout de même éclairer le film ?

JW : Oui, par exemple on a éclairé la grande halle jaune en trois étages de la prison avec trois 4 kW HMI indirects à travers les vitres du plafond, parce que le contraste et les découvertes étaient simplement trop élevés. Mais tourner au 12 mm ou au 8 mm ne laisse pas beaucoup de place pour les projecteurs. De toute façon, les films de Terrence Malick ont toujours fait la part belle à la lumière naturelle. La règle c’est de se placer toujours en contre-jour. La caméra se place toujours dans l’ombre, et se dirige vers le clair.

On cherche le meilleur endroit pour placer la caméra en fonction de la lumière et du rapport à l’image. Notre seul moyen de contrôler ou de jouer sur les choses, c’est de faire de l’ombre avec des tissus noirs que mon équipe déplace en synchronisme avec la caméra pour assombrir au maximum les réflexions à la face. Une forme de tournage documentaire avec l’aide d’une équipe de fiction pour contrôler au mieux la nature...

Vous êtes donc plus un faiseur d’ombre que de lumière sur ce film ?

JW : Oui c’est vrai ! On cherche en permanence l’ombre sur le plateau. Mais c’est une constante sur le film : que ce soit dans les maisons ou dans la prison avec les couloirs très larges et brillants, on passait notre temps à fermer les fenêtres et à obscurcir le plus possible tout ce qui était hors champ, derrière moi.

Vous parliez de tout tourner au 12 mm, comment gérez-vous les extérieurs jours avec une caméra numérique plutôt sensible ?

JW : Filtrer n’était pas possible. On peut éventuellement mettre un porte filtre 6/6 qui couvre le 12 mm, mais les filtres rajoutent forcément des reflets ou des doubles images et c’était hors de question. On a donc tourné la plupart du temps à 16 ou 22 de diaph, ce qui correspondait de toute façon à cette envie de profondeur maximale souhaitée par Terrence.

Parlons de la séquence de la caserne où les conscrits regardent les actualités projetées en film...

JW : On avait préparé cette scène avec des lumières dans le décor en pensant la tourner de nuit. Mais Terrence Malick a préféré tenter de la tourner au coucher du soleil. Mon souci était de garder juste assez de détails sur l’écran de projection pour lire les choses projetées et de l’utiliser à la fois comme source principale et comme élément narratif. A un moment, tandis que le crépuscule arrivait, la projection partait de plus en plus dans le blanc... et finalement je crois que c’est ce qui rend la séquence réussie. Ce rapport entre les visages dans la pénombre et l’écran éclatant marque bien l’irruption des événements politiques dans la vie de ces jeunes hommes. L’impact de la guerre qui arrive et qui va tout bouleverser...

La séquence de l’exécution est un autre moment à part... presque expressionniste !

JW : Pour cette séquence, même si elle semble plus étrange, avec le grand rideau, avec le personnage du bourreau et son chapeau, on s’est vraiment inspiré des témoignages et des éléments authentiques sur les cours martiales de l’époque. Ces exécutions à la chaîne ont existé sous cette forme, et les gens rentraient les uns à la suite des autres, comme dans un abattoir sommaire avec un vague seau d’eau versé à l’issue de chaque décapitation. Seule exception notable en matière de caméra, on a filmé quelques prises de cette scène en noir-et-blanc, et elle a été coloriée par la suite. C’est sans doute ce qui la rend à part dans le reste du film.


Un mot sur l’étalonnage ?

JW : Dix jours d’étalonnage ont suffit à Berlin pour finaliser la copie en 4K, et c’est encore Christian Kuss qui s’en est chargé. Personnellement, je trouve ça très logique de pouvoir confier ce travail à quelqu’un qui était sur le plateau et, qui plus est, s’est chargé lui-même de la fabrication des rushes. Pour finaliser l’étalonnage, il pouvait se servir des métadonnées et des valeurs de couleurs et de contrastes que nous avions décidé pour les rushes...

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)