Frida Marzouk, AFC, met en lumière les personnages de "Promis le ciel", d’Erige Sehiri
"Trois femmes en lumière", par François Reumont pour l’AFCTourné en trois sessions entre novembre 2023 et janvier 2025 à Tunis sur un total de 39 jours (dont 10 de répétitions), Promis le ciel est avant tout un film de visages porté à l’écran par un trio de femmes - dont une seule est interprétée par une comédienne professionnelle (Aïssa Maïga, qui incarne Marie, la plus âgée des trois). Frida Marzouk détaille ce cheminement particulier : « Comme sur son premier film, Erige a insisté pour commencer à tourner avant même que le film ne soit complètement financé. Cette décision a eu pour résultat d’initier une première session de répétitions en novembre 2023, durant laquelle on a pu vraiment tous se placer dans les conditions du film, mais avec des moyens techniques plus légers. Ce sont les scènes d’église qui ont été choisies car elles rassemblaient nos trois personnages et nous permettaient de nous plonger dans cette communauté évangéliste ivoirienne autour de laquelle Erige avait construit son histoire. Je pense que cette opportunité n’était pas anodine, car six mois plus tard, quand le film a réellement démarré (sur cinq semaines), chacune des filles avait pu vraiment s’approprier son personnage. Et nous avions aussi beaucoup appris sur la manière de le fabriquer. Enfin, une série de plans additionnels ont été produits sur quatre jours, en janvier 2025, après que le montage eut évolué pour des raisons de transitions, en affinant les liens entre plusieurs séquences. »

Film incarné à l’écran majoritairement par des femmes, Promis le ciel associe à l’image de la caméra portée, le format 2,39 et une très faible profondeur de champ. La directrice de la photographie s’explique : « Promis le ciel est avant tout un film proche des visages. Pour moi, c’était naturel pour ce film d’être près des interprètes et de tourner avec peu de profondeur de champ. D’une part pour qu’on se sente en tant que spectateur avec ces trois femmes, et aussi pour mettre leurs visages en valeur. Même si c’est un film qui parle d’une épreuve, pour moi ces femmes doivent être belles. Et c’est même, pour moi, difficile de filmer une femme sans magnifier son aura, quel que soit le contexte. Sur ce film particulièrement, je voulais que ces peaux foncées soient naturelles, brillent, en évitant un aspect terne ou délavé..., une sensation d’image brillante avant tout. Quant à l’aspect documentaire, Erige, la réalisatrice vient elle-même de là. C’était déjà un peu la forme de Sous les figues, son film de fiction précédent. Comme nous travaillions avec des interprètes non professionnels, à l’exception d’Aïssa Maïga, on se retrouvait de facto dans une sorte de captation de la réalité. Par exemple, la scène où Naney appelle sa fille, c’est un vrai coup de téléphone, organisé par la réalisatrice. Elle a vraiment sa fille à l’autre bout du fil, qu’elle n’a pas vue depuis longtemps. Et cette conversation est totalement authentique. Hors de question de couper... on capte l’instant, exactement comme en documentaire. Bouger pour élargir n’a pas de sens dans un moment qu’on ne peut reproduire. D’ailleurs cette scène a été tournée pendant une répétition. Une situation que l’on a retrouvée assez souvent dans le film. Je me retrouvais donc souvent à panoter d’un visage à l’autre, un peu à l’instinct. Capter l’essence de la scène, avec peu de prises, même si on a tourné beaucoup de choses différentes qui sont ou ne sont pas restées au montage. Et puis, passer d’un personnage à l’autre en laissant un peu de côté la forme classique à deux axes, c’est pour moi aussi une manière de montrer une certaine intimité. Je pense notamment à cette scène entre Marie et Noah, le personnage aveugle à qui elle demande conseil au sujet de la petite fille. Cette forme, pour moi, crée une sorte de lien particulier, évoque aussi cette relation amoureuse passée qu’ils ont pu avoir. Ce lien, j’adore le montrer à l’image. Montrer la main qui se pose par exemple, c’est comme capter la vie, et le va-et-vient qui peut se créer entre deux personnes qui partagent beaucoup de choses et notamment des sentiments. Cette espèce de ballet entre la caméra et les comédiens, je trouve, est beaucoup plus efficace que deux plans qui raccordent en champ-contre-champ. Dans ces moments-là, je trouve que le plan-séquence a beaucoup plus de sensualité. »


Questionnée sur son rapport en tant que directrice de la photo au plan-séquence, et par extension au montage, Frida Marzouk nous confie : « C’est vrai que parfois quand un plan est coupé, on brise forcément un peu la vérité du moment. Cette chose qui se passe en direct à la caméra entre les interprètes forme souvent le rythme intime de la scène. Et ce rythme n’est pas toujours facile à conserver quand on coupe. L’énergie devient un peu hachée, même si, bien sûr, chaque spectateur ne va pas forcément le ressentir. En tout cas, avec Erige, on travaille ensemble beaucoup à l’intuition, avec cette relation particulière aux comédiens. Et quand je regarde à l’œilleton, je sais à peu près ce qui va l’intéresser dans l’instant, dans l’énergie du plan. Mais aussi ce que je trouve plus intéressant à montrer. Après, le travail de montage vient comme une mise en forme globale de l’histoire, et forcément des choix sont faits avec parfois des séquences entières sur lesquelles vous êtes vraiment très impliquée au tournage... et qui disparaissent du film. Ça fait partie du jeu, c’est même souvent nécessaire pour le rythme de la narration. »
Parmi les références visuelles citées pour ce film, Frida Marzouk évoque notamment Moonlight (image James Laxton, ASC). « Je ne peux pas vraiment dire qu’on avait des références très précises, mais plutôt surtout l’envie d’une image froide, comme dans ce film de Barry Jenkins. Aller à l’opposé des ambiances orange et chaudes associées à l’Afrique du Nord. C’était un sentiment, comme une intuition aussi ! Le lieu principal dans lequel réside les trois personnages a eu aussi beaucoup d’importance sur l’image. Un vrai restaurant ivoirien de Tunis, dans lequel, le dimanche, les tables sont poussées et un service religieux et des prêches sont effectués. Pas un décor facile pour moi, tout en longueur, avec une seule fenêtre et un plafond vraiment bas ! Mais Erige été convaincue que l’authenticité de l’endroit était de loin la chose la plus importante pour le film. Pour exploiter au mieux ce lieu, j’ai essayé de me placer la plupart du temps près de cette fenêtre, qui est devenue de facto la source de lumière principale du décor (équipée de deux Arri M18). En complément, des ambiances LED très compactes ont été disposées au plafond, avec beaucoup de diffusion afin de ramener un niveau de base. Bien sûr, dans la plupart des scènes comme celles avec la figuration et les prêches religieux, impossible de retoucher la lumière. On lance la scène, et on essaie de filmer le plus de choses possibles en passant d’un axe à l’autre. L’idée était donc d’exploiter au mieux ce niveau général donné par le plafond, et les brillances latérales procurées par cette unique fenêtre.
Je tiens aussi à saluer le travail de mon étalonneur, Vincent Amor, qui a su unifier ces trois sessions de tournage différentes, à plusieurs saisons et avec plusieurs séries d’objectifs (la session de janvier 2025 étant tournée avec des Zeiss Supreme). Dans ce genre de situation, on a besoin d’un technicien qualifié et talentueux capable d’ajouter une touche personnelle au film. Et qui complémente ce que j’ai essayé de faire. »

Outre ce lieu prédominant dans la narration qui rassemble les trois personnages, beaucoup de scènes sont aussi tournées dans Tunis, mais sans laisser beaucoup de place visuellement à la ville et aux arrière-plans. « C’est vrai que tourner en plein été en Tunisie, c’est pas toujours très facile à la lumière. Le soleil est écrasant, j’ai dû parfois éviter des arrière-plans brûlés... Comme ma motivation est de me focaliser sur les visages et ce que vivent les personnages, j’ai essayé de conserver toujours les optiques Panaspeed très ouvertes (1,4 ou 2). Sur la séquence d’explication entre Marie et Jolie, par exemple, on a trouvé ce décor situé à la Marsa (dans la banlieue de Tunis) avec une voûte littéralement formée par les arbres. Une rue qui, même en plein soleil de midi, reste à l’ombre, avec des taches de lumière qui filtrent. Ce plan a été entièrement fait caméra à l’épaule à reculons, sans aucun moyen machinerie, avec très peu de prises. Une concentration très forte pour capter cette dispute, où les deux comédiennes marchent devant la caméra en passant de l’ombre à la lumière un peu aléatoirement en fonction de cette voûte. Le rendu de ces arbres en arrière-plan, à pleine ouverture, est vraiment très beau. Le bokeh formé par les feuilles et la lumière qui filtre à travers forme comme une sorte de halo derrière les filles. A ce sujet, je tiens à saluer le travail de ma première assistante opératrice allemande, Franziska Hurm, avec qui j’avais déjà fait plusieurs films, et qui est venue m’accompagner sur ce projet. Quand on tourne, souvent sans répétition à pleine ouverture et qu’il faut que le point suive dès la première prise, c’est capital de travailler avec quelqu’un d’expérimenté. »
Questionné sur le risque photographique que peut représenter une telle décision à l’échelle d’un film, Frida Marzouk répond : « Limiter la profondeur de champ, c’était déjà ce qu’on avait fait avec Sous les figues. De toute façon, si on ne prend pas de risque à l’image sur un film, ou qu’on ne peut pas le faire comme on le sent, ça ne sert à rien de se lancer dedans. Je n’aime pas me limiter pour quelque chose de technique sur un projet. Et si le film nécessite un ou une excellente pointeuse pour le faire, et bien on se débrouille pour en avoir une... Tourner entre 1,4 et 2, ça valait le coup pour moi de s’en donner les moyens. Et là encore, j’insiste sur cette intuition qu’on partage avec Erige et les interprètes sur le plateau, intuition qu’a aussi été capable de capter Franziska, et cela malgré le fait qu’elle ne parle pas le français. Je sais que je me mets dans cette situation à la merci du point... Mais je sais aussi qu’elle sera capable de ressentir la scène et le placer de manière juste, et sur le bon personnage au bon moment. »

Entièrement tourné à l’épaule, ce film, pour Frida Marzouk, a été aussi l’occasion de développer une relation très forte avec les comédiennes. « Naney notamment m’a beaucoup impressionnée par sa capacité à comprendre comment bouger et comment se placer par rapport à la caméra, la lumière. Bien qu’elle n’ait jamais joué dans un film, je pouvais, par exemple en plein milieu d’une scène, lui faire des petits signes à la caméra pour que son visage attrape soudain la lumière. J’ai aussi appris à rester fixe, à limiter les mouvements. À l’épaule, dans ce contexte intuitif, on peut très vite être emporté par l’envie perpétuelle d’aller chercher telle ou telle chose. Sur cette scène où Marie éclate en sanglots dans la cuisine, par exemple, je reste sur elle. Pas besoin de montrer Noah qui la regarde. Parfois il faut juste rester où en est, la puissance venant du plan fixe. C’est le genre de décision qu’on prend sur l’instant, et qui marque une scène.
Une manière de reprendre la main sur le montage ?
« Ce n’est pas ce que j’ai pensé sur le moment, mais avec le recul j’ai trouvé que la scène fonctionne de la sorte. Même si ça limite le montage mais ça sert l’histoire. »

Marie, pasteure ivoirienne et ancienne journaliste, vit à Tunis. Elle héberge Naney, une jeune mère en quête d’un avenir meilleur, et Jolie, une étudiante déterminée qui porte les espoirs de sa famille restée au pays. Quand les trois femmes recueillent Kenza, 4 ans, rescapée d’un naufrage, leur refuge se transforme en famille recomposée tendre mais intranquille dans un climat social de plus en plus préoccupant.
Promis le ciel
Réalisation : Erige Sehiri
Direction de la photographie : Frida Marzouk, AFC
Décors : Amel Rezgui
Costumes : Imen Khalledi
Son : Aymen Labidi
Montage : Nadia Ben Rachid.
(Propos recueillis et mis en forme par François Reumont pour l’AFC)