Festival de Cannes 2024

Irina Lubtchansky, AFC, parle de sa collaboration avec Arnaud et Jean-Marie Larrieu sur "Le Roman de Jim"

Par Brigitte Barbier pour l’AFC

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Adapté du dernier roman éponyme de l’écrivain Pierric Bailly, Le Roman de Jim (paru chez POL en 2021), interroge la paternité en dehors des liens du sang. Le tournage s’est passé entièrement dans le Haut-Jura, dans les décors décrits dans le livre. Ce sont les frères Larrieu, Arnaud et Jean-Marie – le tandem de réalisateurs qui tournent tous leurs films à la montagne, Peindre ou faire l’amour, Tralala…– qui s’emparent de ce mélodrame. Ils font appel à la directrice de la photographie Irina Lubtchansky, AFC, pour signer l’image de cette saga qui s’étale sur 25 ans. Elle nous propose un retour sur cette première collaboration avec deux réalisateurs qui donnent le ton au cinéma d’auteur français. Avec Le Roman de Jim, les frères Larrieu sont de retour au Festival de Cannes 2024, en sélection officielle Cannes Première. (BB)

Aymeric retrouve Florence, une ancienne collègue de travail, au hasard d’une soirée à Saint-Claude dans le Haut-Jura. Elle est enceinte de six mois et célibataire. Quand Jim nait, Aymeric est là. Ils passent de belles années ensemble, jusqu’au jour où Christophe, le père naturel de Jim, débarque... Ça pourrait être le début d’un mélo, c’est aussi le début d’une odyssée de la paternité.
Avec Karim Leklou, Laetitia Dosch, Sarah Giraudeau, Noée Abita, Andranic Manet, Bertrand Belin.

Comment cette première collaboration avec Arnaud et Jean-Marie Larrieu a démarré ?

Irina Lubtchansky : Je les croisais de loin depuis longtemps, avec aussi Annette Dutertre, leur monteuse, ou Olivier Mauvezin, leur ingénieur du son, et un jour ça, s’est rapproché. Je savais qu’Arnaud cadrait sur leurs films mais ils m’ont confié que depuis Tralala, Arnaud s’emparait moins de la caméra. J’ai donc été d’autant plus ravie de tourner avec eux pour Le Roman de Jim, dont j’appréciais beaucoup le scénario.

Est-ce que le découpage, les intentions lumière, l’univers visuel du film ont été discutés avec les deux réalisateurs ?

IL : Avant le tournage, on a discuté tous les trois sur les aspects artistiques et techniques du film, le format, l’évolution de l’image sur la durée de l’histoire. Ils m’ont prévenu qu’ils aimaient la lumière de la fin de jour et qu’ils tireraient les journées en extérieurs vers cela.
Sur le tournage, je discute surtout avec Arnaud du cadre et de la lumière pendant les mises en place. Ils ont l’habitude de ne pas prévoir de découpage. C’est très stimulant, il faut s’adapter au fur et à mesure des séquences et leur faire confiance, surtout lorsque le jour tombe. La place de la caméra ou les mouvements étaient décidés au moment des répétitions.
Nous avons beaucoup échangé sur l’image des séquences en extérieurs, ce sont des amoureux des lumières de fin de jour, de petits matins. Alors j’ai pas mal réfléchi à l’organisation du plan de travail pour ces moments de lumière en particulier. Et puis on a fait de l’aube américaine ou du chien et loup américain. [Rires]

Jean-Marie Larrieu et son frère Arnaud, de face
Jean-Marie Larrieu et son frère Arnaud, de face

Il y a d’ailleurs un enchainement de séquences où l’on traverse ces lumières éphémères…

IL : Oui, absolument. Celle de la nuit avec Olivia (Sarah Giraudeau). La scène commence par le couple qui nage dans le lac dans l’après-midi. Quand le jour décline, ils font cuire des truites sur un feu de bois, dans une lumière entre chien et loup. Puis ils dansent, et font l’amour lorsque la nuit est là. Dans la séquence suivante, on les retrouve ailleurs et c’est l’aube. Tout était organisé pour qu’on tourne cette séquence entre chien et loup (plutôt qu’une vraie aube). Mais Arnaud a voulu faire un travelling de 20 mètres ; c’est là qu’on doit s’adapter quand les imprévus arrivent ! Comme je suis tout le temps en avance, j’avais une petite marge et puis c’était l’été alors on a eu un peu plus de temps de jour quand le soleil a disparu. Mais j’ai dû éclairer un peu les visages avec des SL1 sur batterie pour pouvoir fermer le diaph quand il faisait un peu trop jour et garder le même contraste tout au long de la séquence.

Un autre moment de "magic hour" est très beau, quand Aymeric (Karim Leklou), découvre un homme qui vient d’être papa, et qu’il réalise que c’est aussi lui qui le devient…

IL : Oui, c’était fort de proposer cette lumière pour ce moment de révélation pour Aymeric. Nous avons tourné devant la sortie de la clinique quand il faisait encore jour. Au début de la séquence, nous avons renforcé tous les éclairages qu’on voulait utiliser et ainsi on pouvait fermer le diaph. Puis, quand le jour baissait, Laurent Bourgeat, le chef électricien, devait courir dans tous les sens pour adapter chaque projecteur en fonction du jour qui tombait et enfin faire les derniers plans dans le vrai chien et loup avec le ciel qui marque encore un peu.

Aymeric est photographe et les photos avec leur traitement très spécial sont magnifiques. Comment les avez-vous travaillées ?

IL : En préparation, Jean-Marie m’avait offert un livre sur le photographe Harry Gruyaert, ce sont des photos très colorées. Ils s’en sont inspirés pour les photos dans le film.
Le personnage de Karim Leklou fait beaucoup de photos mais n’a pas d’argent pour faire les tirages, ses photos restent à l’état de négatif couleur. Pour les voir dans le film, le mieux était de montrer ces négatifs agrandis avec, donc, des couleurs inversées. On a fait des essais au labo et l’effet était plus intéressant quand la photo était un peu surexposée, les couleurs étaient plus saturées. Sur le tournage, on prenait les photos avec un appareil numérique dans lequel on avait intégré la LUT. On voyait ainsi directement le résultat à la prise de vues.

Extrait du scenario
Extrait du scenario

Quels ont été vos choix techniques pour accompagner le film sur la trentaine d’années du déroulement de l’histoire ?

IL : Pour ce film qui se passe entre 1996 et 2023, je n’avais pas envie que les images restituent une époque en particulier, surtout que tout est indiqué dans la narration.
Les optiques que j’ai utilisées, des Summicron, étaient très bien pour la dernière époque (2023) mais je les trouvais un peu durs pour la partie du film avant 2000, je les ai donc filtrés avec des Glimmer forts pour adoucir leur rendu. J’ai aussi changé le format d’enregistrement pour passer à du grand format (6K) pour cette dernière partie du film.
C’est un œil au 25 mm sur le film. On n’a presque utilisé que cette focale, les personnages s’inscrivent naturellement dans les décors et dans la nature très présente tout au long du film. On obtient un effet un peu plus grand angle quand on passe ce 25 mm en 6K. Les quelques gros plans sont tournés au 40 mm.

Les séquences de Via Ferrata sont impressionnantes, pouvez-vous nous expliquer comment vous les avez tournées ?

IL : J’étais impressionnée moi-même ! J’ai dû passer en tête de cordée pendant les repérages (quelqu’un avait dit au guide que j’avais peur alors que je n’étais vraiment pas la seule !) mais, contre toute attente, tout s’est très bien passé. En fait, c’est une échelle verticale qu’il faut gravir tranquillement… sans regarder en bas !
Les réalisateurs ne voulaient pas trop faire de plans à l’épaule, alors on a tourné avec un machiniste de montagne qui a fait des installations dans la roche. Chaque personne de l’équipe avait un guide pour la surveiller car on prend de l’assurance quand on tourne ou dans le feu de l’action on peut oublier d’accrocher un mousqueton.

La Via Ferrata et Karim Leklou
La Via Ferrata et Karim Leklou
Irina Lubtchansky, de profil au 2<sup class="typo_exposants">e</sup> plan, en tournage sur la Via Ferrata
Irina Lubtchansky, de profil au 2e plan, en tournage sur la Via Ferrata

Que retenez-vous de ce premier film avec les Larrieu ?

IL : Les frères ont un vrai désir de cinéma, de plans.
Le tournage a été très agréable, ils se connaissent tellement bien que les discussions de travail sont très fluides. Le tournage était très concentré mais sans oublier la vie qui nous entoure.

(Propos recueillis par Brigite Barbier pour l’AFC)