Kazuo Miyagawa (1908 -1999)

Par Marc Salomon, membre consultant de l’AFC

La Lettre AFC n°285

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A l’occasion de la rétrospective Kazuo Miyagawa, qui se tient au MoMa de New York, du 12 au 29 avril 2018, et de la rétrospective Kenji Mizoguchi (dont Miyagawa a photographié bon nombre de films), qui se poursuit à la Cinémathèque française jusqu’au 15 avril 2018, Marc Salomon, membre consultant de l’AFC, nous propose de revenir sur la carrière de ce chef opérateur japonais.

« Je suis un directeur de la photographie. Je n’ai jamais eu la moindre ambition de devenir réalisateur. Un film n’est pas un moyen d’expression individuel mais un travail d’équipe, une entreprise collective. » (Kazuo Miyagawa)

Les films qui ont bâti la réputation de Kazuo Miyagawa, et lui ont valu d’être longtemps considéré comme le plus grand chef opérateur japonais, sont concentrés dans les années 1950 : de Rashomon (Akira Kurosawa) à Herbes flottantes (Yasujiro Ozu, 1959) en passant par huit des onze derniers films de Kenji Mizoguchi (de Miss Oyu à La Rue de la honte), sans oublier son travail tout aussi remarquable avec Kozaburo Yoshima (Fleuve de la nuit) et Kon Ichikawa (Le Brasier).

"Rashomon", d'Akira Kurosawa - Capture d'écran
"Rashomon", d’Akira Kurosawa
Capture d’écran
"Le Fleuve de la nuit", de Kozaburo Yoshimura (1956)
"Le Fleuve de la nuit", de Kozaburo Yoshimura (1956)
"La Rue de la honte", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"La Rue de la honte", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran

Né à Kyoto le 25 février 1908, il s’initie dès l’âge de 12 ans à l’art des Sumi-e, lavis à l’encre de Chine où la dilution et la maîtrise du pinceau permettent d’obtenir toutes les nuances de gris. Miyagawa déclarera plus tard : « C’est mon apprentissage de la peinture à l’encre qui m’a vraiment appris à voir ». C’est aussi durant ses années de lycée qu’il commence à faire des photos pour un magasin de vêtements pour enfants de son quartier puis pour les studios de la Nikkatsu à Kyoto. En 1926 (le 15 mai exactement !), contre l’avis de ses parents qui voient d’un mauvais œil le monde du cinéma, il intègre le laboratoire des studios où il se forme au développement négatif et au teintage des copies avant d’accéder, trois ans plus tard, au département caméra : « Il fallait en effet en passer par là avant de devenir assistant et même subir un test d’aptitude physique. [...] Travailler au laboratoire m’a permis d’acquérir les bases, la partie fondamentale dans la fabrication d’images. Quand j’ai commencé à faire des films, je n’ai jamais utilisé de posemètre. Je devais estimer la bonne exposition à l’œil. Je n’ai pas travaillé avec un posemètre jusqu’à Rashomon. »

Pendant une douzaine d’années, Miyagawa occupe donc différents postes (d’assistant opérateur à cadreur ou opérateur en seconde équipe, parfois même assigné aux effets spéciaux), travaillant d’abord sur des films de Jun Ozaki ou Santarô Marune, comédies populaires interprétées par Ichiro Takazagi ou Nosuke Tobayo.

Kazuo Miyagawa, à gauche, assistant opérateur en 1929, et, en arrière–plan, une caméra Bell & Howell
Kazuo Miyagawa, à gauche, assistant opérateur en 1929, et, en arrière–plan, une caméra Bell & Howell

Cadreur sur des comédies d’Hiroshi Inagaki, à la manière des "slapstick", Miyagawa se retrouve alors au côté du chef opérateur Seishi Tanimoto (dont on a redécouvert récemment les impressionnants mouvements de caméra dans la Chauve-souris cramoisie, de Tsuruhiko Tanaka en 1931). Il va ainsi développer à son tour un goût et une certaine virtuosité pour les travellings et mouvements de grue et se verra vite affublé du surnom d’opérateur comique ! Mais il déclarait avoir autant appris de ces tournages plutôt burlesques où il fallait toujours trouver une manière originale de filmer, que de la vision des films américains : « Dans les années 1930-40, j’admirais le travail de quelques opérateurs américains, Lee Garmes, Gregg Toland et William Daniels, et j’ai vu une grande partie de leur travail. J’ai d’abord pensé que Gregg Toland était le meilleur mais plus tard, j’ai davantage admiré James Wong Howe [1], sans doute parce qu’il avait une "touche orientale". Son style était plus proche de l’esprit japonais, et je l’ai préféré à Gregg Toland. »

Devenu chef opérateur en 1943, toujours avec Hiroshi Inagaki, Miyagawa signe les images du Pousse-pousse, sous la bannière des nouveaux studios Daiei — qui viennent d’absorber la Nikkatsu —, où il effectuera l’essentiel de sa carrière. C’est après une vingtaine de films à son actif qu’il rencontre Akira Kurosawa et tourne, en 1950, son premier chef d’œuvre, Rashomon : « À cette époque chez Daiei, j’avais plutôt l’habitude de photographier dans un style soft mais pour Rashomon, Kurosawa voulait beaucoup d’effets inhabituels, notamment dans les scènes où Takashi Shimura marche dans la forêt et dans la "scène d’amour" entre Machiko Kyo et Toshiro Mifune. Il voulait que Mifune soit comme un soleil, comme le Hinomaru (le soleil rouge du drapeau japonais) en fort contraste avec la douceur de Machiko Kyo. Comme cela demandait beaucoup de contraste entre le noir et le blanc, et non pas les habituelles demi-teintes, j’ai même utilisé des miroirs pour renvoyer le soleil, ce que je n’avais jamais fait auparavant. »

"Rashomon", d'Akira Kurosawa - Capture d'écran
"Rashomon", d’Akira Kurosawa
Capture d’écran

Invité par le producteur Masaichi Nagata, avec lequel il avait déjà travaillé, Kenji Mizoguchi délaisse la Shochiku et rejoint Daiei en 1951 où il tournera huit films en cinq ans avec Kazuo Miyagawa. Il n’est pas inutile de rappeler ici, qu’avant Miyagawa, d’autres opérateurs très talentueux avaient déjà collaboré avec Mizoguchi, en particulier Minoru Miki qui signa les images de dix-sept films du maître japonais entre 1933 et 1947. Durant cette période d’avant-guerre, Mizoguchi était fasciné par la profondeur de champ et Minoru Miki façonna des images d’une grande beauté plastique où se conjuguent souvent atmosphère en clair-obscur, profondeur des décors et mobilité de la caméra. Voir par exemple L’Elégie d’Osaka, en 1936 ou Conte des chrysanthèmes tardifs, en 1939.

"Une femme dont on parle", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"Une femme dont on parle", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran
"Une femme dont on parle", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"Une femme dont on parle", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran

Dans les Cahiers du cinéma n° 158 (1964), le scénariste Yoda Yoshikata déclarait à propos de Mizoguchi : « Il s’intéressait aussi beaucoup à William Wyler. La profondeur de champ le fascinait mais comme il était sûr de faire beaucoup mieux, il demandait des choses invraisemblables à Miyagawa. Une énorme profondeur de champ, par exemple. Malgré tout, il a très vite abandonné ce genre d’idées. A Venise, pendant le festival, il a rencontré Wyler. Après, il m’a dit : "Je ne serai pas battu". Cet esprit de rivalité, il l’avait avec tout le monde. » Et Kazuo Miyagawa d’ajouter : « Quand Mizoguchi a perdu son enthousiasme pour la profondeur de champ, il s’est mis à raconter ses histoires "latéralement", à l’aide de panoramiques ou de travellings. Vous savez qu’au Japon, il y a des histoires dessinées sur des rouleaux qu’on déroule horizontalement. Mizoguchi essayait de trouver l’équivalent de cela, d’abord dans le scénario, et ensuite dans le travail de la caméra. » Dans le documentaire que Kaneto Shindô a consacré à Mizoguchi en 1975, Miyagawa ajoute : « Je l’ai rencontré quand son mauvais caractère et son agressivité légendaires avaient laissé place à une extrême douceur. Pour lui, un film ressemblait à un rouleau de dessins, les images successives racontant une histoire qui progressait régulièrement. Une fois l’histoire racontée, elle doit provoquer un sentiment d’intense satisfaction. Il voulait que ses films soient comme ça. »

C’est avec Mizoguchi que Miyagawa va trouver le juste équilibre dans une photographie qui, selon les cas, concilie avec subtilité recherche plastique et fluidité de la caméra, demi-teintes et clairs-obscurs, contraste et modelé, réalisme et fantastique onirique, décors réels et studio. Il y a chez lui une part de James Wong Howe dans sa façon de faire exister la lumière dans le plan sans effets tapageurs et une part de Gianni Di Venanzo dans sa maîtrise des tonalités dont il joue comme un musicien s’exprimant avec toutes les notes de la gamme. On pourrait encore établir une filiation avec le travail de Léonce-Henry Burel qui considérait d’ailleurs que les intérieurs des films japonais étaient « presque parfaits. »

"Les Contes de la lune vague après la pluie", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"Les Contes de la lune vague après la pluie", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran
Sur le tournage des "Contes de la lune vague après la pluie"
Sur le tournage des "Contes de la lune vague après la pluie"

On n’est pas près d’oublier les images lumineuses et satinées de Miss Oyu, la fuite des deux amants dans des paysages crépusculaires (Les Amants crucifiés), la scène de pique-nique sur les rives du lac Biwa puis le retour de Genjuro dans sa maison dévastée où il croit retrouver sa femme, pourtant décédée (Les Contes de la lune vague après la pluie), l’errance de la mère et ses deux enfants à travers les paysages aux tonalités grises mais à la matité lumineuse dans L’Intendant Sansho et, bien sûr, le dernier plan de La Rue de la honte, une des plus belles fins de film qui soit. C’est aussi avec Mizoguchi que Miyagawa aborda vraiment la couleur (Le Héros sacrilège, en 1955), alors qu’il n’avait signé que les extérieurs de La Porte de l’enfer, de Teinosuke Kinugasa, en 1953.

"L'Intendant Sansho", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"L’Intendant Sansho", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran
"L'Intendant Sansho", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"L’Intendant Sansho", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran
"La Rue de la honte", de Kenji Mizoguchi - Capture d'écran
"La Rue de la honte", de Kenji Mizoguchi
Capture d’écran

Bien qu’il affirmait préférer le noir et blanc « parce que la plupart des gens n’utilisent pas la couleur dans un sens créatif », Miyagawa explora une utilisation très sélective, presque monochromatique de la couleur avec Kozaburo Yoshimura (Fleuve de la nuit et Papillons de nuit) et Kon Ichikawa (Tendre et folle adolescence).

Kon Ichikawa et Kazuo Miyagawa
Kon Ichikawa et Kazuo Miyagawa
"Tendre et folle adolescence", de Kon Ichikawa (1960)
"Tendre et folle adolescence", de Kon Ichikawa (1960)

C’est d’ailleurs pour ce dernier que Miyagawa et le laboratoire des studios Daiei mirent au point, en 1960, la technique du "sans blanchiment" afin de désaturer les couleurs. Mais c’est encore dans un noir et blanc tout en gris cafardeux et par des cadrages figés en Scope qu’il signe, en 1958, les images du Brasier (ou Le Pavillon d’or, d’après le roman de Yukio Mishima), d’Ichikawa qui « utilisait la fragmentation de l’image beaucoup plus que n’importe quel autre cinéaste. Il pensait que la caméra devait être plus impliquée dans la mise en scène, presque comme un acteur. Ainsi, la plupart du temps, la moitié du cadre était remplie par un "shoji" (cloison de papier), ou même par l’obscurité ». Miyagawa renouvelle l’utilisation magistrale du Scope/n&b, en 1961, avec Yojimbo, de Kurosawa.

"Yojimbo", d'Akira Kurosawa - Capture d'écran
"Yojimbo", d’Akira Kurosawa
Capture d’écran

Entre temps, en 1959, Yasujiro Ozu avait exceptionnellement délaissé la Shôchiku et son fidèle opérateur Yuharu Atsuta pour venir tourner Herbes flottantes chez Daiei. Kazuo Miyagawa — rompu aux travellings soigneusement chorégraphiés des films de Mizoguchi ainsi qu’aux compositions et contrastes tranchés de Kurosawa —, s’adapte ici avec une maîtrise confondante au style plus statique et cadré au cordeau d’Ozu. Le travail sur la couleur s’avère tout aussi remarquable, par petites touches discrètes dans un ensemble en demi-teintes sombres.

"Herbes flottantes", de Yasujirô Ozu - Capture d'écran
"Herbes flottantes", de Yasujirô Ozu
Capture d’écran
"Herbes flottantes", de Yasujirô Ozu - Capture d'écran
"Herbes flottantes", de Yasujirô Ozu
Capture d’écran
"Herbes flottantes", de Yasujirô Ozu
"Herbes flottantes", de Yasujirô Ozu
Yasujirô Ozu et Kazuo Miyagawa
Yasujirô Ozu et Kazuo Miyagawa

Si la suite de sa carrière ne connaît pas les mêmes sommets, elle reste cependant d’une grande diversité, Miyagawa multipliant les expériences et nouvelles collaborations. En 1964, il supervise les prises de vues des Jeux Olympiques de Tokyo puis il collabore, en 1966, avec le chef opérateur russe Aleksandr Rybin au dernier film de Kinugasa (Le Petit fugitif). À partir de 1964, Miyagawa apporte sa contribution à une demi-douzaine d’opus de la célèbre série des "Zatoïchi", les aventures de ce célèbre héros, masseur aveugle itinérant mais expert en "Iaidō" ou maniement du sabre. Un filmage dynamisé par quelques panoramiques filés et zooms coup de poing mais qui ne renonce jamais à un haut niveau d’exigence formelle (qualité des éclairages en intérieur, séquences entre chien et loup, paysages dans la brume, photogénie des visages...). Voir Zatoïchi, mort ou vif, en 1964, ou Zatoïchi, le défi, en 1968, par exemple.

Kazuo Miyagawa, en 1964, sur le tournage de "Zatoïchi, mort ou vif"
Kazuo Miyagawa, en 1964, sur le tournage de "Zatoïchi, mort ou vif"
"Zatoïchi, le défi"
"Zatoïchi, le défi"

Dans la dernière partie de sa carrière, Miyagawa bouclera la boucle en travaillant à plusieurs reprises avec Masahiro Shinoda (Silence, en 1971), ex-assistant d’Ozu et figure emblématique de la nouvelle vague japonaise.

Kazuo Miyagawa et Masahiro Shinoda, en 1977
Kazuo Miyagawa et Masahiro Shinoda, en 1977

Enfin, Kazuo Miyagawa commença la préparation et les essais pour Kagemusha, de Kurosawa, en 1980, mais dut se retirer pour raison de santé. Il est décédé à Kyoto le 7 août 1999 à l’âge de 91 ans.

  • Informations complémentaires sur la rétrospective Kazuo Miyagawa au MoMa en cliquant sur l’image ci-dessous
  • Informations sur la rétrospective organisée, en collaboration avec le MoMa, par la Japan Society à New York, du 13 au 28 avril 2018, en cliquant sur l’image ci-dessous

[1Notons au passage que, comme un clin d’œil, c’est James Wong Howe qui signera, en 1964, les images d’Outrage, de Martin Ritt, remake de Rashomon.