Kechiche : Palme d’or amère pour ses techniciens

La Lettre AFC n°232

Lefigaro.fr, 27 mai 2013
Horaires impossibles, tarifs au rabais, exigences frôlant le harcèlement moral, etc. Un communiqué du Spiac-CGT, le syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma, a relayé les plaintes des techniciens du Nord-Pas-de-Calais embauchés sur le tournage de La Vie d’Adèle.

À qui sont allés les premiers remerciements de Léa Seydoux, héroïne de La Vie d’Adèle ? Aux techniciens du film et cela ne doit sans doute rien au hasard. Si la fête de la Palme d’or de cette 66e édition du Festival de Cannes a battu son plein, les techniciens qui ont participé au tournage de ce film n’en ont pas pour autant oublié les conditions difficiles dans lesquelles ils ont été amenés à travailler, de mars à août 2012.
Ils n’ont d’ailleurs pas hésité à crier leur ras-le-bol à Cannes, en marge de la montée des marches pour l’équipe d’Abdellatif Kechiche, le 23 mai. Le même jour, le Spia-CGT, le principal syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma, a dénoncé dans un communiqué les manquements au Code du travail (horaires volumineux et changeants, tarifs au rabais) et exigences intenables dont les techniciens auraient été victimes.
Les entorses au Code du travail sont fréquentes sur les plateaux de cinéma : l’évolution d’un tournage n’étant que peu prévisible, des « adaptations » sont souvent nécessaires. Mais pour La Vie d’Adèle, « les choses sont allées trop loin », a affirmé au Monde un des techniciens. « On n’a même pas été invités à la projection. Il paraît, aussi, qu’il n’y a pas de générique de fin. C’est comme si nos noms avaient été effacés, on n’existe plus ! », s’indigne un autre professionnel.

Le Code du travail malmené
« Le tournage était prévu pour deux mois et demi. Finalement, il a duré le double, à budget constant. Et pour faire du Kechiche, il faut être là à 100 %. Sur cinq mois, ce n’est pas tenable », a rapporté l’un d’eux. Ces horaires supplémentaires n’ont même pas été déclarés, affirme le communiqué du Spiac-CGT, qui évoque ainsi des « journées de travail de 16 heures, déclarés 8 ». Sur certains postes, il y aurait eu des « journées de travail de 11 heures, payées 100 € brut, alors que 100 € net avaient été promis ». Sont pointés, aussi, des « horaires de travail anarchiques ou modifiés au dernier moment », avec « convocation par téléphone pendant les jours de repos ou pendant la nuit, modification du plan de travail au jour le jour ». « Les gens ne savaient pas le vendredi soir s’ils allaient travailler ou non le samedi et le dimanche suivant », apprend-on ainsi.
Résultat : plusieurs techniciens ont préféré plier bagage lors du tournage. « (...) Nos collègues ayant travaillé sur ce film nous ont rapporté des faits révoltants et inacceptables. La majorité d’entre eux, initialement motivés, à la fois par leur métier et le projet du film, en sont revenus écœurés, voire déprimés », peut-on lire dans ce même communiqué du Spia-CGT. Certains ont également abandonné « en cours de route », « soit parce qu’ils étaient exténués, soit qu’ils étaient poussés à bout par la production, ou usés moralement par des comportements qui dans d’autres secteurs d’activités relèveraient sans ambiguïté du harcèlement moral ». « Au total, quinze techniciens de la région Nord-Pas-de-Calais ont été embauchés sur le tournage de La Vie d’Adèle. Ils se sont succédé, et il y a eu effectivement des départs », reconnaît Vincent Leclercq, directeur général de Pictanovo, l’organisme qui a géré le tournage de La Vie d’Adèle.

La production se défend
Ce n’est d’ailleurs pas à Pictanovo qu’incombe de faire respecter le Code du travail, mais au producteur du film Wild Bunch, même si le Spiac-CGT affirme que Pictanovo a lui aussi reçu des plaintes de salariés. Le directeur général de Wild Bunch, Brahim Chioua, s’est dit surpris de ce communiqué. « Je n’ai pas entendu parler de plaintes, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’existent pas. Certains techniciens de la région Nord-Pas-de-Calais sont partis en cours de route, car ils n’acceptent pas les conditions de Kechiche. Mais certains collaborateurs de Kechiche sont toujours là, depuis son premier film. Demandez aussi aux comédiennes, Kechiche est très exigeant ! Et c’est comme ça qu’il obtient ces résultats », a-t-il déclaré. En off, certains se plaignaient justement que le réalisateur ne s’occupe que de ses actrices et pas du reste de l’équipe.
Et le patron de Wild Bunch d’ajouter : « Je ne vois pas comment on peut se donner à fond pour un tournage, avec un chronomètre dans la main. Nous faisons partie des opposants à la convention collective de 2012, et sommes partisans du texte alternatif, qui sera déjà difficile à tenir. »

Contexte tendu autour de la convention collective
Pour Le Monde ce n’est pas un hasard si le Spiac-CGT a attendu aussi longtemps pour dénoncer les conditions de travail sur le tournage de La Vie d’Adèle. Le quotidien estime qu’il s’agit pour le syndicat de brandir l’exemple d’un « mauvais élève », dans le contexte tendu des négociations autour d’une convention collective du cinéma. Le Spiac-CGT, la plupart des syndicats de salariés, l’organisation patronale API (réunissant Gaumont, MK2, Pathé, UGC), en sont signataires depuis janvier 2012, ce qui n’est pas le cas de nombreux syndicats de producteurs indépendants, dont Wild Bunch, donc. Ces derniers ont même ratifié une contre-convention en janvier 2013 avec la CFDT. Devant cette levée de bouclier, la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti a nommé un médiateur (Raphaël Hadas-Lebel) et décidé de suspendre l’extension de la convention collective, initialement prévue au 1er juillet 2013.
Cela n’est pas étonnant : cette convention collective est une petite révolution au sein de ce monde d’arrangements en marge de la loi. Elle prévoit, entre autres, des minima salariaux, et le paiement des heures supplémentaires, du travail de nuit ou du dimanche. Autant de points sensibles pour les films à petit budget, qui ont souvent du mal à payer leurs techniciens au plein tarif. La convention alternative propose notamment d’adapter les rémunérations des techniciens en fonction du budget du film. Celui de La Vie d’Adèle a dépassé les 4 millions d’euros.
« Si ce long métrage devait devenir une référence artistique, nous espérons qu’il ne devienne jamais un exemple en termes de production », conclut le Spiac-CGT dans son communiqué. La médiation en cours entre partisans et opposants de la convention collective devrait aboutir le 6 juin. Pour l’instant, Abdellatif Kechiche, dans l’euphorie de sa Palme d’or, ne s’est pas encore exprimé sur le sujet.

Source : Lefigaro.fr du 27 mai 2013