L’éditorial de janvier 2023

Par Céline Bozon, coprésidente de l’AFC
Quelle ne fut pas mon émotion quand j’ai lu le texte ci-dessous. Il fait suite pour moi à mon édito précédent, voir tous mes éditos précédents. Car il s’agit de comprendre ma place dans ce monde, ce qui m’a façonnée et amenée là ou je suis aujourd’hui, cheffe opératrice en l’an 2023, une injustice, une rage sourde, un besoin farouche d’autonomie, et une nécessité de donner forme à tout cela. Mais je dois m’effacer devant les mots de celle qui écrit depuis toujours, Annie Ernaux. Voici des extraits de son discours pour le prix Nobel de littérature.

« Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. » Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité ». J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’École avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses. »

Plus loin :
« C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire "pour" une catégorie de lecteurs, mais "depuis" mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.

Forme la plus violente et la plus archaïque
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus violente et la plus archaïque. Écrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines. »

Annie Ernaux : « J’écrirai pour venger ma race », le discours de la Prix Nobel de littérature
L’écrivaine française [a reçu] officiellement son prix Nobel de littérature à Stockholm le 10 décembre. Le Monde publie l’intégralité de son discours devant l’Académie suédoise.

Francesca Woodman, "Self-portrait talking to Vince, Providence, Rhode Island",1997 - Photo courtesy George and Betty Woodman, publiée le 17 juin 2016 dans "Libération"
Francesca Woodman, "Self-portrait talking to Vince, Providence, Rhode Island",1997
Photo courtesy George and Betty Woodman, publiée le 17 juin 2016 dans "Libération"