L’éditorial de mars 2023

Par Céline Bozon, AFC
Dans la maison de mes grands-parents, il y avait un livre qui s’appelait La Déportation, avec des photos de la libération des camps en noir et blanc, je ne sais pas à quel âge c’est devenu un sujet de fascination, pour moi, mon frère et mes cousines ; nudité et mort réunies.

Ma grand-mère, avec sa magnifique écriture d’un autre temps, avait listé au début du livre tous les morts de la famille, avec le lieu et la date.

A quinze ans, en 1990, je suis partie avec un copain qui s’appelait Ulysse, à Auschwitz. Je prenais beaucoup de photographies, en noir et blanc. (Voir les planches contact)

Je me souviens d’une sorte d’angoisse qui me saisissait à chaque fois que je voyais la photographie d’un visage, exposée dans les salles du mémorial, comme si j’y cherchais quelque chose, reconnaître quelqu’un, reconnaître des traits et les fuir au plus vite de peur que ça brûle ; la peur de tomber sur un visage connu, alliée au désir de tomber sur un visage connu ou plutôt reconnu…




Je cherche un visage, lequel ? Et toute ma vie je chercherais un visage, lequel ? Une expression, laquelle ?
C’est peut-être ça, mon rapport à la photographie, au cinéma.

Chercher le visage de celui ou celle qui nous hante. Le visage du/de la mort(e).

Serge Daney en parle très bien dans Persévérance. Le visage de son père, absent raconté par sa mère et… le cinéma.

Page 20 : « Que sait un enfant ? Et cet enfant Serge D. qui voulait tout savoir sauf ce qui le regardait en propre ? Sur quel fond d’absence au monde la présence aux images du monde sera-t-elle plus tard requise ? Je connais peu d’expressions plus belles que celle de Jean-Louis Schefer quand, dans L’Homme ordinaire du cinéma, il parle "des films qui ont regardé notre enfance". Car une chose est d’apprendre à regarder les films "en professionnel" - pour vérifier d’ailleurs que ce sont eux qui nous regardent de moins en moins - et une autre est de vivre avec ceux qui nous ont regardé grandir et qui nous ont vus, otages précoces de notre biographie à venir, déjà empêtrés dans les rets de notre histoire. »

Page 37 : « La "question" des camps, la question même de ma préhistoire, me serait encore et toujours posée, mais plus vraiment à travers le cinéma. Or c’est par le cinéma que j’avais compris en quoi cette histoire me concernait, par quel bout elle me tenait et sous quelle forme – un léger traveling de trop – elle m’était apparue. Il faut être loyal envers le visage de ce qui, un jour, nous a transi. Et toute "forme" est un visage qui nous regarde. »

Page 39 : « Et le cinéma, je vois bien pourquoi je l’ai adopté : pour qu’il m’adopte en retour. Pour qu’il m’apprenne à toucher inlassablement du regard à quelle distance de moi commence l’autre.
Cette histoire, bien sûr, commence et finit par les camps parce qu’ils sont le cas limite qui m’attendait au début de la vie et à la sortie de l’enfance. L’enfance, il m’aura fallu une vie pour la reconquérir. »