L’éditorial de septembre 2022

"Le syndrome de Stendhal, 25 ans plus tard", par Céline Bozon, coprésidente de l’AFC

par Céline Bozon Contre-Champ AFC n°334

« On ne peut pas à la fois contempler et habiter, n’est-ce pas ? Elle avait dit ça un jour. »
Jeanne Benameur dans La Patience des traces.

Quand j’étais jeune (à peu près 20 ans), j’étais tombée en arrêt devant La Maestà, de Duccio di Buoninsegna, à Sienne, un retable sidérant. Il m’avait fascinée, happée, prise par la gorge. Le récit qui prend corps. Le recto et le verso d’une même vie/idée, transformée en image.

"La Maestà", de Duccio di Buoninsegna, recto
"La Maestà", de Duccio di Buoninsegna, recto
"La Maestà", verso
"La Maestà", verso

Cet été, j’étais au Japon et je suis tombée en arrêt devant des jardins zen, comme on peut l’être devant une montagne, un sommet, une œuvre d’art, un arbre, un parterre de mousse. Qu’est-ce que tomber en arrêt ? La sidération, le souffle coupé. S’arrêter et y revenir, oublier tout le reste et tenter de rentrer en relation avec le temps, le lieu, les êtres, l’espace, la matière, le cosmos.
Ou comment un espace habité nous pousse à la révérence, à l’humilité et au simple regard, à la simple contemplation. S’arrêter et à regarder.

Cet espace hors d’atteinte porte en lui-même une promesse. Il murmure : ailleurs. On éprouve alors la présence.
Fragilité, encrage et transformation permanente. C’est comme si j’avais vu devant moi le monde en miniature avec tous ses chemins, passages, impasses.
C’est comme si j’avais trouvé ici la réponse concrète à des discussions abstraites. Car l’art japonais a fait sien la nature ; ou disons qu’il n’y a pas de différence entre la nature, la roche, une pierre, un arbre et l’art.

Les deux nous placent au même endroit : la méditation, l’arrêt, la suspension du temps. Je n’ai jamais été aussi émue par un espace, par des lieux, et par ce qu’ils me racontaient de moi-même, du monde.

Aucune image n’est possible. A part être présent dans cet endroit ; aucune représentation ne peut rendre compte de l’expérience physique et mentale du lieu.

Il y a cohabitation entre le monde d’en haut (les dieux, les esprits) et le monde d’en bas. Il n’y a pas de hiérarchie, pas de en haut et en bas. Il y a l’homme et l’univers, et tout se traverse et se transforme en permanence. Il n’y a pas plus important ou plus grand, il y a juste les deux qui cohabitent et interfèrent entre eux, en permanence, inséparables.
La pensée faite corps, littéralement. Matérialité et transcendance.

Qu’est-ce que c’est beau de rencontrer un pays, une culture, une histoire, une pensée.
Et ce qu’elle a produit comme geste : les jardins, les temples, les estampes, etc.
Et je ne crois pas que j’y aurais été aussi sensible il y a 20 ans car j’étais encore engluée dans un rapport à l’art monolithique et fermé, sans spiritualité.

J’avais jusqu’ici beaucoup lu sur l’œuvre de James Turell ; mais je ne l’avais jamais éprouvée et ce n’est pas un hasard de le croiser là, après les jardins japonais, sur une île au Chichu Art Museum (littéralement "musée d’art dans la terre"), construit par Tadao Ando, maître du béton et de la lumière.
L’œuvre se nomme Open Sky, et date de 2004.

"Open Sky", James Turrell, 2004
"Open Sky", James Turrell, 2004

Se situer dans un espace et le sentir se mouvoir et ressentir le cosmos par cette simple position dans l’espace et le mouvement du soleil, du ciel, des nuages et de la lumière dont Turell remplit l’espace.

Elle bouge, en permanence, et c’est sûrement ce qui m’émeut chez elle, une forme de fragilité, là où la roche, la montagne, les arbres nous ancrent, la lumière nous suspend au temps. Qu’est-ce que c’est volatile, la lumière, c’est cette fragilité-là que l’on traque dans notre métier.

Une pensée faite espace et corps (matérialité), n’est-ce pas là la définition d’un idéal de cinéma ?