La directrice de la photographie Jeanne Lapoirie, AFC, parle de son travail sur "Le Procès de Viviane Amsalem", de Ronit et Sholmi Elkabetz

par Jeanne Lapoirie

Après avoir débuté sa carrière de directrice photo sur les films de Téchiné (Les Roseaux sauvages, Les Voleurs), Jeanne Lapoirie éclaire plusieurs films de François Ozon (Goutes d’eau sur pierres brûlantes, Sous le sable, Huit femmes, Le Temps qui reste, Ricky) et de Valeria Bruni Tedeschi (Il est plus facile pour un chameau, Actrices, Un château en Italie). Son parcours l’amène à travailler sur des films très différents, il suffit pour s’en rendre compte de visionner Michael Kholhass, d’Arnaud des Pallières, puis Le Procès de Viviane Amsallem. Pour ce film israélien de Ronit et Sholmi Elkabetz, en sélection à la Quinzaine des réalisateurs, Jeanne Lapoirie nous confie comment elle a abordé son travail en fonction des choix radicaux des deux réalisateurs.

Synopsis : En Israël, il n’y a ni mariage civil ni divorce civil. Seuls les rabbins peuvent prononcer un mariage et sa dissolution. Mais cette dissolution n’est possible qu’avec le plein consentement du mari, qui détient finalement plus de pouvoir que les juges. Viviane Amsallem demande le divorce depuis trois ans et son mari, Elisha, le lui refuse. Sa froide intransigeance, la détermination de Viviane de lutter pour sa liberté et le rôle ambigu des juges marquent une procédure où le tragique le dispute à l’absurde, où l’on juge de tout, sauf de la requête initiale.
Le Procès de Viviane Amsallem est le troisième film d’une trilogie de ce couple qui se dispute avec ce désir de divorce pour Viviane en filigrane dès le premier volet.

Ronit Elkabetz et Jeanne Lapoirie, à la caméra, sur le tournage du "Procès de Viviane Amsalem" - Photo Tuli Chen (chef opérateur du son)
Ronit Elkabetz et Jeanne Lapoirie, à la caméra, sur le tournage du "Procès de Viviane Amsalem"
Photo Tuli Chen (chef opérateur du son)

Le parti pris de mise en scène du film est très fort, quelles en ont été les conséquences pour le tournage ?

Jeanne Lapoirie : Ce décor unique duquel on ne sort jamais a été le principal enjeu du tournage. Les réalisateurs – la comédienne Ronit Elkabetz et son frère, Shlomi – ont choisi de rester confinés dans ce tribunal qui est une pièce minuscule. Nous n’avons pas pu aller dans un vrai tribunal rabbinique, les réalisateurs en ont vu un, une seule fois. Ce n’est absolument pas comme un tribunal français, mais plutôt comme une pièce dans un commissariat, un peu glauque, fermé avec des rideaux. Nous avons tourné dans un ancien bâtiment militaire à Tel Aviv, dans un espace qui a été réaménagé.

Les couleurs du décor, des costumes, donnent presque l’impression d’un noir et blanc, comment as-tu accompagné ces choix ?

JL : Il a été question, en préparation, de faire ce film en noir et blanc. Mais ces habitudes de procès non civil paraissent tellement archaïques pour nous que j’ai souligné mon inquiétude sur le fait que le noir et blanc allait vraiment faire croire que le film se passe à une autre époque. Alors qu’il fallait que l’on comprenne que ça se passe aujourd’hui, d’autant plus qu’il n’y a aucune référence extérieure pour le suggérer.
Effectivement, les murs sont blancs, les costumes des juges sont noirs, et Ronit a une peau très blanche et des cheveux très noirs… Alors l’image donne presque ce doute sur le noir et blanc. Heureusement que pour une scène, Ronit porte un chemisier rouge !

Il m’a fallu gérer ces murs blancs et ces costumes noirs en tenant compte du désir des réalisateurs d’une lumière plate et diffuse, comme s’il n’y avait qu’un néon au plafond pour éclairer la pièce. J’avais aussi à prendre en compte les comédiens toujours placés devant une fenêtre, et Ronit qui voulait absolument que son visage reste blanc, alors qu’il aurait du être sombre puisqu’elle est à contre-jour !
Mon dispositif était simple, avec quatre Kino Flo au plafond et deux ou trois projecteurs sur pied. Il fallait que je rééclaire à la face pour contrebalancer le contre-jour. Parfois, lorsqu’il y avait du soleil, je ramenais de la lumière avec un 18 kW qui rentrait par la fenêtre.

Un autre parti pris radical est celui du plan fixe, pourquoi ?

JL : Chaque position de caméra correspond au regard de quelqu’un. Le juge sur le couple, les témoins sur les juges, etc. Filmé toujours dans le point de vue d’un personnage qui est statique est très contraignant car on revient toujours sur les mêmes plans tout au long du film.
Cela peut paraître rigide ou lassant…C’est très théâtral mais cela valorise l’esthétique du film, le jeu et le texte des comédiens. Une puissance s’en dégage qui renforce le propos du film.

Pour ces dispositifs particuliers de tournage, quelle caméra et quelles optiques as-tu choisies ?

JL : En Israël, la Red Epic est très utilisée, nous l’avons donc comparée avec l’Alexa. Nous avons aussi fait des essais en Super 16 car les réalisateurs avaient envie du grain de la pellicule. Mais c’est un film avec beaucoup de texte et ils ont préféré ne pas être limités par la quantité de pellicule. Heureusement d’ailleurs que nous n’avons pas tourné en pellicule car les prises étaient très longues et très nombreuses !
J’ai fait des tests avec l’Alexa pour retrouver le grain, le contraste, les couleurs du Super 16 mais ils n’ont pas été concluants. J’ai quand même opté pour cette caméra qui m’offre une image que je trouve plus proche du 35 mm. Le rendu de l’Epic est plus froid, plus chirurgical, moins organique que l’Alexa.
Même si l’Epic est bien pour les peaux, je préfère avoir un peu moins d’échantillonnage de couleurs mais un rendu de matière qui me plait plus. Les optiques étaient un zoom Angénieux Optimo 28-76 mm et une série Ultra Prime.

De g. à d. : Simon Abkarian, Damien Dufresne, assistant caméra, et Jeanne Lapoirie - Photo Tuli Chen
De g. à d. : Simon Abkarian, Damien Dufresne, assistant caméra, et Jeanne Lapoirie
Photo Tuli Chen

Comment l’étalonnage s’est-il passé ?

JL : Ce fut un gros travail pour raccorder les murs blancs car le moindre changement de température de couleur se voyait. Il y avait souvent des fausses teintes, que j’aimais bien d’ailleurs, mais tout à coup le mur était plus chaud, ou plus froid. Shlomi était assez pointilleux, il voulait les murs un peu gris, pas trop bleu.

Travailler avec deux réalisateurs, et une réalisatrice qui tient le rôle principal, ne rend-il pas les échanges sur le plateau plus compliqués ?

JL : Non, pas vraiment. J’avais plus souvent affaire à Shlomi pour le découpage et la place de la caméra. Ronit savait parfaitement ce qu’elle voulait aussi bien esthétiquement que pour le jeu des comédiens. Le plus difficile sur ce tournage a été de travailler dans ce décor finalement assez austère, la monotonie des plans et la langue que je ne comprenais pas… Mais c’était un défi intéressant à relever et je suis très contente du résultat.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)