La règle du jeu

Eric Gautier, directeur de la photographie, AFC

par Eric Gautier La Lettre AFC n°233

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Je dois dire que je suis assez atterré par la tournure des événements et de l’opposition réalisateurs-techniciens qui se dessine. Il en restera d’ores et déjà des traces indélébiles. Je ne comprends pas cette guerre fratricide, nos intérêts sont les mêmes. J’ai toujours fait des films pour les réalisateurs.

Je pense que la question qu’il faut se poser est : qu’est-ce qu’être producteur aujourd’hui ? Est-ce que produire c’est faire le tour humiliant des " guichets " (avance, subventions, aides, télévisions, prix…) et revenir forcément déçu, voire bredouille ? Alors, ces producteurs, ils font croire qu’ils pourront tourner un film de 6 millions d’euros avec seulement 2, à condition de soumettre les techniciens, ou de prendre n’importe qui acceptant leurs conditions.
Il y a vraiment du mépris pour nous. Ils partent sous-financés et ne veulent pas prendre de risques. Il faut dire aussi que le désengagement des chaînes publiques et de Canal+ pour les films intéressants est désastreux. N’y a-t-il pas d’autres alternatives à inventer ? Vers le privé (comme aux États-Unis, ou en art) ? C’est la clef du débat sur nos salaires.

Il y a un mot qui a quitté notre vocabulaire ces dernières années : c’est le mot ARTISANAT. Notre métier consiste à se battre contre les normes techniques, créer, expérimenter. Détourner les outils, les réglages standard… Apporter un regard différent, original, personnel. Rendre les films plus riches sur l’écran qu’ils ne le sont dans leur budget. Il nous faut respecter des plans de travail de plus en plus serrés sur lesquels nous acceptons de nous engager.
L’industrie prend le pas, l’argent va de plus en plus vers des produits standardisés, et il est de plus en plus difficile de produire un cinéma exigeant. Et pour ces films " du milieu ", pas suffisamment financés, nous devons souvent déplacer des montagnes pour les rendre viables et préserver leur ambition. Est-ce que les producteurs savent cela ? Même les réalisateurs les plus amis ne s’en rendent pas toujours compte.

Les producteurs ont changé, ils sont plutôt devenus des financiers, sans vrai désir de cinéma ni ambition artistique (heureusement il y a encore quelques rares exceptions). Ils ne s’intéressent pas à la fabrication des films, et ne sont préoccupés que par la réduction des coûts. Ils ne connaissent pas notre métier. Ils nous trouvent donc trop chers… Pourtant, nous sommes habitués à faire des concessions, à être souples, à travailler au forfait sans tenir compte des heures de nuit ou de préparation… Mais pas en dessous d’un minimum garanti.
Pour le moment, les producteurs se servent de nos divisions (techniciens-réalisateurs) pour mieux régner, en insufflant un vent de panique et de menaces à ces réalisateurs qui se retournent, pour beaucoup, contre nous, comme si on les empêchait d’être libres, alors que c’est tout le contraire.

Et d’autre part, je me sens très mal à l’aise envers les syndicats qui ne s’intéressent pas au cinéma, mais à leurs propres combats politiciens. Je hais les dogmes, et j’ai très peur de leur rigidité. Il faut pouvoir laisser les débutants faire leurs premiers pas (quand j’ai tourné mon premier film, La Vie des morts de Despleschin, je n’étais pas payé, mais quelle compensation personnelle j’y ai trouvé, et quel apprentissage !), faire des films normalement payés (minimum syndical) avec peu de techniciens si cela sert le projet...
Il faut impérativement une règle du jeu qui doit être respectée, et qui nous respecte. Et qui soit le point de départ de toute négociation, comme cela existait jusqu’ici. Donc une convention sociale.