La vidéo facile et l’enseignement du cinéma

par Isabelle Regnier

La Lettre AFC n°132

Sur les méthodes d’enseignement, la tendance n’est pas neutre. Du jour au lendemain, le rapport des élèves à leur outil s’est radicalement modifié. Le geste de la prise de vue est devenu trivial. Le rapport intellectuel à la matière cinéma change aussi, puisque sa nature est différente. L’image numérique résulte de l’encodage d’informations stockables, pas de l’impression de la lumière sur la pellicule.

Ces questions ont été abordées le 13 mars, à Poitiers, lors des Rencontres Henri-Langlois, par des intervenants venus du monde entier. Il est apparu que, en fonction des cultures et du niveau de développement économique des pays, les écoles appréhendent différemment cette nouvelle réalité.
Dans les universités américaines, la révolution numérique a eu lieu. Le département Film Studies de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), par exemple, a été rebaptisé Film, Television and Digital Media Studies (département de film, télévision et médias numériques).

Les nouvelles technologies ont favorisé des rapprochements inédits. Par exemple, les départements de cinéma et d’ingénierie mènent avec Intel un programme, financé par le National Endowment for the Arts (fonds public pour le développement des arts), destiné à développer la recherche en technologie numérique appliquée aux images.

En Europe, les situations sont contrastées. Au HFF Konrad-Wolf, l’école des studios Babelsberg de Potsdam, en Allemagne, la pellicule conserve un statut très fort et les films sont tous réalisés sur support argentique. La DV s’est fait sa place, mais surtout comme outil pédagogique. Elle favorise la multiplication des exercices, des tests, des comparaisons. A l’école de cinéma de Zlin (République tchèque) en revanche, le numérique n’a pas encore franchi la porte, en partie pour des raisons budgétaires.

En France, à La femis, si les élèves sont formés à la pellicule, le numérique gagne régulièrement du terrain. On tourne en DV, en 16 mm et en 35 mm. On monte en virtuel dans les deux premiers cas, en film dans le troisième.

Désormais, les élèves entrent à l’école avec un niveau de connaissances remarquablement élevé. La plupart maîtrisent l’utilisation d’une caméra numérique, de logiciels de montage, voire de logiciels d’effets spéciaux. Le fait d’enseigner le cinéma en DV accélère l’apprentissage technique.

Apprendre le cinéma en numérique entraîne toutefois de mauvais réflexes. Alors que la pellicule oblige à penser avant de faire, le numérique incite à faire avant de penser.
Le rôle des enseignants consiste alors à convaincre que, seule, la maîtrise technique ne fabrique pas du cinéma. Apprendre l’art cinématographique revient à inculquer une démarche aussi exigeante que celle induite par la pellicule.

Sur le plan pratique, la première mission des écoles est d’apprendre aux élèves à s’approprier le langage de chacun, en fonction de ce qu’ils ont à exprimer.

Sur le plan théorique, ils doivent resituer la DV dans l’histoire du cinéma. Les élèves arrivent avec un bagage substantiellement différent de celui des générations précédentes. Parfois très pointu - sur tel auteur, sur tel mouvement -, il est moins homogène et moins structuré. On peut y voir l’effet de la disparition progressive des instances de médiation (ciné-clubs, revues) au profit d’une consommation de cinéma individuelle et à la carte. C’est aussi la conséquence logique d’une certaine explosion.

L’invention de la caméra 16 mm, support porteur de la nouvelle vague et d’une révolution du documentaire, permit une première libération des formes à la fin des années 1950. Plus tard, la vidéo et le Super-8 ont accompagné le cinéma expérimental. Aujourd’hui, l’image numérique est le lieu de l’éclatement, des croisements infinis entre fiction, expérimental, documentaire, art contemporain, bande dessinée, photographie, jeux vidéo...

L’enseignement de cette histoire en explosion fait encore l’objet de réflexions. Enseignant à l’Institut international de l’image et du son (IIIS), le chef opérateur Joseph Guérin suggère de tirer les fils de l’histoire du cinéma à partir de problèmes formels spécifiques. Partir d’un plan, d’une question de mise en scène, pour en dérouler une généalogie particulière traversant l’histoire du cinéma, et passant éventuellement ailleurs. A La femis, l’histoire du cinéma est toujours enseignée comme un bloc monolithique, mais le champ des connaissances s’entrouvre par le biais de séminaires ponctuels, sur les jeux vidéo par exemple.

A l’université de Californie (Santa Barbara), comme dans beaucoup d’universités américaines, l’enjeu est autre. Abordée sous le prisme des " cultural studies ", l’histoire du cinéma est déconstruite, immergée dans le corpus beaucoup plus vaste de l’étude de l’image et de la représentation.

(Isabelle Regnier, Le Monde, 13 avril 2004)