Laurent Machuel, traverser le désert
Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz WetzlarUne image singulière pour le commun des mortels, une belle image pour un amoureux de la nature et une image sublime pour un directeur de la photo.
Dans ce désert blanc, muni de ses appareils photo, il était venu chercher des réponses à ses questions. Un meilleur ami disparu et un grand amour qui se termine étaient les épreuves douloureuses qu’il devait surmonter avec pour seul soutien une attirance irraisonnée pour ces espaces infinis où la lumière ne rencontre aucun obstacle.
En 1972, Laurent Machuel a une douzaine d’années quand son père Emmanuel Machuel, alors l’assistant opérateur du grand directeur de la photo Néstor Almendros, part durant trois mois pour tourner le film La Vallée, de Barbet Schroeder, en Papouasie-Nouvelle Guinée. C’est un territoire pratiquement vierge découvert seulement quelques années auparavant et où vivent les Papous rassemblés en tribus primitives.
Les photos en noir-et-blanc de son père le fascinent. Désormais, il ne rêve plus que d’une chose, voyager, partir à l’aventure et oublier définitivement l’école, où il se sent plus qu’étranger, malheureux.
Après avoir raté deux fois le concours de l’École Louis-Lumière, il entend parler d’une école en Angleterre, la National Film School, qui recrute sur dossier photographique. Il prend ce prétexte pour aller voir les plateaux de cinéma dont lui parlait son père.
Néstor Almendros et François Truffaut l’autorisent à faire des photos sur le tournage du film Le Dernier métro, avec les deux plus grandes stars de l’époque, Catherine Deneuve et Gérard Depardieu. Si Laurent Machuel se rend alors à peine compte de sa chance, il se sent sur ce tournage instantanément comme un poisson dans l’eau, heureux comme il ne l’a jamais été.
Puis sur le film américain The Hostage Tower – une prise d’otages à la Tour Eiffel –, il rencontre un autre directeur de la photographie, Jean Boffety, qui lui propose illico de le prendre comme stagiaire caméra. Le jour même, en un fulgurant télescopage, arrive la lettre de la National Film School qui l’accepte comme étudiant en cinéma.
« En l’espace d’une seconde j’ai décidé que j’allais travailler directement dans le cinéma sans faire d’école. »
Laurent Machuel est d’abord stagiaire puis deuxième assistant opérateur sur les films de Claude Sautet Un mauvais fils et Garçon, éclairés par Jean Boffety.
C’était un temps où le cinéma usait (et abusait) des zooms, ce qui rendait le poste de second assistant caméra très intéressant. Pour faire les zooms, il fallait se tenir "à la face", à côté de la caméra et donc du cadreur, du réalisateur et surtout de comédiens tels qu’Yves Montand ou Patrick Dewaere, dont il ne mesurait pas encore l’importance.
Dans les années 1980, la grande hantise des hommes jeunes était le service militaire obligatoire avant l’âge de vingt-deux ans. L’approche de la date fatidique rendait tout le monde nerveux et les stratégies allaient bon train. Simuler la déviance, voire la folie, pour être réformé, intégrer le service cinéma des armées, ou partir en coopération.
Se souvenant de ses rêves d’enfant, Laurent Machuel assiège le ministère des Affaires étrangères et obtient in extremis de partir un an à Khartoum, au Soudan. Un an sans retour. Sa vie change soudainement.
« Moi qui avais été pas mal choyé, couvé, je me retrouve dans le grand bain. »
Il partage une maison avec des aventuriers qui l’initient aux charmes des voyages et, de retour d’Afrique, il pense arrêter définitivement le cinéma pour les accompagner. Mais il se ravise et pendant cinq ans enchaîne les tournages comme assistant opérateur. Il a une compagne, puis un fils.
Laurent Machuel a vingt-neuf ans quand il rencontre le photographe Raymond Depardon qui tourne en Colombie sa première pub comme réalisateur pour Naf Naf, une marque de vêtements décalée qui a pour emblème un cochon. Un pur concentré des années 1990 !
C’est un coup de foudre professionnel qui débouche sur une proposition inattendue et inespérée. Raymond Depardon lui propose de l’accompagner dans le désert du Niger tourner son premier film de fiction La Captive du désert, avec Sandrine Bonnaire. Un long tournage de douze semaines en équipe ultra réduite d’une dizaine de personnes. Raymond Depardon réalise et cadre, et Laurent Machuel fait tout le reste. Il est fasciné par la radicalité du photographe qui choisit de ne faire que des plans fixes, tel ce majestueux plan de neuf minutes où, au soleil en plein zénith, passe une caravane de chameaux.
Au retour du tournage, il quitte femme et enfant. « L’aventure avec Depardon m’a fait sortir de ma vie. » Chauffé à blanc, il achète d’occasion un Leica M4-P et décide de retourner seul au Soudan pour y faire des photos et retrouver le désert qu’il aime tant. « Le temps y est ralenti. Il s’étire à l’infini. Tout est calme et le silence force à l’humilité. »
Mais, de retour d’Afrique, le cinéma le rattrape à nouveau. Cette fois ce sera pour presque vingt-cinq ans. Son dernier film comme assistant opérateur est le documentaire Tsahal, de Claude Lanzmann, en Israël, là encore jamais loin d’un désert.
Avec son Leica M4-P, il photographie à tout va, les usines de tanks, l’état major de l’armée israélienne et la bande de Gaza, sans se douter qu’au retour Claude Lanzmann émettra un véto absolu sur la publication des photos, tuant dans l’œuf une vocation à peine ébauchée de photographe indépendant.
Laurent Machuel a une trentaine d’années quand il fait son premier film comme directeur de la photographie, La Nage indienne, de Xavier Durringer. Il y rencontre une jeune comédienne dont c’est le premier grand rôle au cinéma, Karin Viard. Il accompagnera durant vint-cinq ans sa métamorphose en star du cinéma français capable de jouer tous les registres, comédienne aimée du public et mère de ses deux filles.
Sa filmographie a deux parties distinctes. La première partie rassemble beaucoup de films d’auteur avec des conditions de tournage "à la dure", principalement avec le producteur Paolo Branco qui en est le spécialiste incontesté. Danièle Dubroux, Michel Piccoli ou Raoul Ruiz.
Des films très intéressants, mais que le public ne voit pas ou peu. C’est une frustration pour un jeune directeur de la photographie qui par ailleurs observe la réussite fulgurante de sa femme.
Mais les dieux sont aussi avec Laurent Machuel quand il rencontre sur un téléfilm au Liban le réalisateur Merzak Allouache qui lui propose ensuite de tourner le film Chouchou, avec Gad Elmaleh, qui sera un gros succès avec quatre millions d’entrées en France.
C’est la deuxième partie de la carrière de Laurent Machuel qui commence.
Des comédies, des succès dont il distingue certains réalisateurs comme Niels Tavernier ou Maurice Barthélémy, avec qui il a tourné Papa, et récemment Les Ex. Des réalisateurs de subtiles comédies. « Maurice Barthélémy a une dimension solaire et une gravité en même temps. »
Laurent Machuel vient de tourner Les Vieux fourneaux, de Christophe Duthuron, adaptation d’une bande dessinée qui raconte la vie de trois anarchistes octogénaires, Eddy Mitchell, Pierre Richard et Roland Giraud. Une comédie qui n’est pas criarde et cherche à montrer les caractères profonds des personnages.
Il a tourné avec des optiques Summicron-C de Leica car il voulait se rapprocher du graphisme de la BD. « Pour la première fois, j’ai trouvé de l’intérêt à travailler uniquement en focales fixes. » Peut-être un lointain hommage à Raymond Depardon qui l’a fait débuter et qui est aussi un adorateur du plan fixe et de Leica par la même occasion.
« Les courtes focales Summicron-C, ça marchait super bien sur les gros plans, à la fois sur les gueules burinées des "vieux anars" et aussi sur la jolie actrice Alice Pol. »
Et maintenant dans cette incertitude du lendemain, souvent féconde, que vit tout cinéaste, Laurent Machuel se tourne à nouveau vers la photo comme à ses débuts en un cercle vertueux de recherche et de reconnaissance.
« Ce qui me plaît beaucoup dans la photographie, c’est la façon dont l’inconscient finit par habiter les images. »
Re-Set est le titre de son dernier livre de photographies.
Remettre à zéro, recommencer. Toujours.