"Le Joli mai", de Chris Marker et Pierre Lhomme, projeté à Cannes Classics
A l’occasion de la projection du Joli mai, nous publions ici un article de Chris Marker paru dans la revue Jeune Cinéma, volume 15.
« L’objectivité passionnée »
En 1964, au ciné-club qui devait devenir le ciné-club Jeune Cinéma, après la projection du Joli mai et, après un débat tout au long duquel il avait choisi d’écouter sans intervenir, Chris Marker apportait, en conclusion, ses réflexions sur ses méthodes de travail.
« Il y a deux tentations dans ce genre de film. Et il n’y a pas de solution : c’est-à-dire qu’on peut seulement naviguer d’une tentation à l’autre en essayant de maintenir une espèce d’équilibre, qui est, je crois, celui de le vie même. Cela étant, il faut se défendre d’aller au devant de la simplification et de ses propres convictions, c’est-à-dire de voir chez les gens qu’on interviewe une espèce d’illustration des choses qu’on croit ou qu’on a envie de croire, ce qui peut devenir très odieux parce que les gens existent avec leur complexité, avec leur consistance, leur opacité personnelle et on n’a absolument pas le droit de les réduire à ce qu’on souhaiterait qu’ils soient ; ou alors on arriverait à un film démonstratif : c’est très, très facile ; on isole des phrases, on met un commentaire entre les deux, on insiste sur un trébuchement, un lapsus, que sais-je, et puis on finit par faire un film où on démontre que toute la France est gaulliste, que toute la France est anti-gaulliste, que la France est progressiste... L’autre tentation, c’est l’espèce d’illusion d’une objectivité où on croit prendre les gens tels qu’ils sont, l’illusion de la sociologie : c’est-à-dire faire l’enquête et montrer les résultats de l’enquête en disant que le spectateur conclura ; ce n’est pas possible non plus : d’abord parce qu’on n’a pas assez d’éléments ; une enquête sociologique sérieuse porte sur un nombre de gens tel, qu’un film, sauf à ruiner le producteur (et déjà dans le cas du Joli mai on y est arrivé) est absolument incapable d’en rendre compte ; et aussi parce que cela suppose une espèce d’appareil austère, scientifique, statistique qui ne colle pas avec un spectacle : car il s’agit quand même de parler à la sensibilité des gens. »
« Alors que pouvions-nous faire ? Je dis " nous ", parce s’il y a un film qui n’est pas personnel, c’est bien celui-là : il est à moi ; mais il est aussi à lui, lui c’est Pierre Lhomme (1), le cameraman qui est beaucoup plus qu’un cameraman parce que c’est lui qui a donné au film la beauté plastique de ce que vous avez vu, qui est responsable de la matière visuelle, c’est-à-dire des trois quarts de ce que vous avez ressenti ; et puis il est à toute l’équipe absolument remarquable qui était autour de moi. Ce que nous avons essayé d’y mettre, on pourrait appeler cela, je crois, une objectivité passionnée,
Nous nous sommes interdit de décider pour les gens, de leur tendre des pièges : si vous avez eu l’impression dans les questions que je posais, que j’essayais de diriger les gens, j’espère que ce n’est pas vrai : vous savez, il y a des tentations auxquelles on cède sans le savoir ; mais en tout cas j’ai essayé tant que j’ai pu, de ne pas " tendre de piège ". S’il y a une chose insupportable – à la télévision ou à la radio par exemple – c’est la question-piège. Cette espèce davantage exorbitant qui est de tenir un micro ou une caméra met les autres en état d’infériorité : s’ils n’ont pas peur, ils se sentent presque flattés d’entrer dans ce monde fabuleux du cinéma et de la télévision, pour un peu ils seraient prêts à dire ce qui vous fait plaisir ; au pire ils sont tellement affolés qu’ils disent n’importe quoi. Donc entre ces deux choses-là, j’ai essayé au contraire de les écouter, de les ramener bien entendu à un certain nombre de thèmes qui me paraissaient importants et qui étaient les thèmes dont j’avais envie de parler ; mais enfin de les laisser être eux-mêmes. Dans cette matière brute j’étais bien obligé de choisir ; car il y a quand même cinquante-cinq heures de film ; ma version à moi aurait fait six heures, je crois qu’elle était valable, mais je n’ai pas été suivi : il y a peu de gens qui sont disposés à entrer six heures au cinéma avec la perspective d’en sortir à minuit. Mais enfin cette version de deux heures trois quarts, que vous avez vue, représente une espèce de mise en ordre des principaux thèmes dans l’orientation qui me parait l’orientation vivante. »
« J’ai été très touché par ce qu’a dit tout à l’heure un camarade, là-bas ; il parlait de la couturière qu’on avait accusée d’égoïsme, qu’on avait accusée de retranchement. Il répondait qu’au contraire c’est dans la mesure ou elle est sensible aux autres qu’elle réagit comme elle le fait : c’est cela le critère que j’ai appliqué en m’adressant aux gens, dans le choix comme dans l’approche ; simplement cette petite chose : être sensible au monde dans lequel ils vivent et au fait qu’ils ne sont pas seuls. Y compris ceux qui se sentent seuls : car n’est-ce pas chez ceux-là quelque chose comme le sentiment d’une impossibilité de prise de contact ? Certains ont franchi cette impossibilité de communication, par exemple par l’engagement politique, comme le prêtre ouvrier. Il y en a d’autres qui l’ont reçu en naissant, comme le Noir par exemple ; il s’est trouvé en face d’une espèce de fermeture qui lui a été imposée ; toute sa vie maintenant consiste à la franchir ; à mon avis il est dans un stade intermédiaire où il sécrète une espèce de contre-racisme vis-à-vis des Blancs ; je suis sûr qu’iI le dépassera parce que ce n’est pas une attitude saine. D’autres sont encore enfermés là-dedans, ça va jusque – je ne sais pas – jusqu’aux amoureux qui se sont refermés sur leur conception parfaitement égoïste de l’amour ; ils savent très bien que ça ne durera pas, qu’il faudra qu’ils en sortent. Ce que j’ai voulu faire sortir de ce film est une espèce d’appel au contact avec les autres et chez les personnages et chez les spectateurs, c’est la possibilité de faire quelque chose avec les autres qui peut à la limite donner une société, une civilisation – on en a bien besoin – mais peut déjà donner simplement des choses qui s’appellent l’amour, I’amitié, la sympathie, comme dit merveilleusement le bistrot de la rue Mouffetard. C’est cette petite longueur d’onde que j’ai essayé de maintenir dans tous les personnages et de laisser sensible au spectateur. Si en sortant du film le spectateur pouvait ressentir un petit peu (j’espère qu’Il le ressentait déjà ; mais enfin le ressentir un peu plus) que le seul problème important, c’est une espèce de rapport vrai avec les autres, d’essayer d’arriver à sentir ce que veulent les gens autour de nous, ce que nous voulons nous-mêmes et dans quelle mesure il y a des choses en commun que nous voulons, alors je pense que ce film n’aurait pas été inutile. »
« Un autre résultat utile, ce serait de substituer quelques images fortes aux images qui traînent partout, qui viennent de la presse, qui viennent des mystifications de la propagande, de tout ce qui est déversé, à longueur d’année, dans les esprits : une image toute faite du Noir, de l’Algérien, même du prêtre ouvrier – car Dieu sait ce qu’on a consommé de stupidités sur ce chapitre – ou de l’engagement politique, ou que sais-je. Beaucoup de gens n’ont jamais eu une vraie conversation avec un Algérien, une vraie conversation avec un Noir, une vraie conversation avec un militant. Pour qu’ils ne continuent pas à vivre sur cette Image toute faite qu’ils retrouvent tous les jours dans France-Soir ou clans les actualités, il faut que, chaque fois qu’ils penseront " Noir " -, qu’ils penseront " Algérien ", qu’ils penseront " Militant ", une autre image se substitue à celle-là, qui les aide à savoir que ces hommes existent et comment ils sont réellement… »
(1) qui était dans la salle
(Chris Marker, Revue Jeune cinéma, vol. 15)
- Lire ou relire l’hommage de Pierre Lhomme à Chris Marker après le décès du cinéaste pendant l’été 2012.