Le fond de l’air est gris

Pascal Lagriffoul, directeur de la photographie, AFC
La Convention collective, qui sert de référence à l’organisation de notre travail, est menacée. Des négociations entre les représentants de nos professions sont en cours, certains réalisateurs se sont exprimés contre cette convention, des producteurs demandent à la renégocier, les pouvoirs publics vont devoir arbitrer...
Chacun va devoir s’exprimer, donner son sentiment, voici le mien.

Depuis quelques temps déjà les conditions de tournage se sont tendues (négociation des salaires, durée et conditions de tournage, etc.) sur les films de moyen et petit budget, nous assistons à l’écartèlement de notre système.
Je ne parle pas ici des règles de l’intermittence qui se sont, elles aussi, durcies et dont la renégociation est à venir...

Je veux vous signaler deux films sur lesquels j’ai travaillé récemment. Un film sur lequel la convention a été appliquée et un autre où nous, techniciens, acteurs, réalisateur, avons consenti des efforts importants (sur les salaires, la durée du tournage, etc.). Le premier était financé normalement, le second fait partie des films dits fragiles, que l’on appelait il n’y a pas si longtemps films d’auteur, dont le budget est (trop) réduit.
Ceci vous indique ma situation professionnelle. Je fais, comme de nombreux chefs opérateurs, des films difficiles, sur lesquels je ne suis pas payé au niveau du salaire de référence fixé par la convention. Si je m’engage sur ces films, c’est parce que je veux qu’ils existent, il en va du renouvellement du cinéma, il en va de la trajectoire et du compagnonnage que j’ai avec des réalisateurs, il en va de mon envie de liberté et d’expression artistique. Je peux accepter les conditions d’un film difficile et sous-financé si je fais aussi un film payé normalement. Si demain on réduit les salaires de référence, il sera pour moi plus difficile de le faire.
Selon moi, sur les films dits fragiles, il faut continuer à pouvoir comparer les propositions des productions aux salaires et aux conditions de tournage définis dans la convention collective et il faut, bien sûr, limiter ou interdire cette décote pour les petits salaires.

Il me semble que le problème doit être envisagé dans sa globalité, dans sa complexité. Je n’ai pas la prétention de saisir tous les éléments de l’économie du cinéma, je me réfère à mon expérience. Je constate que les films d’auteurs ne sont plus ni financés, ni distribués. Je vois aussi que les films à gros budget sont toujours à gros budget, toujours plus gros peut-être et de plus en plus massivement distribués. Dressons un tableau objectif du financement des films.
Ce que je veux vous dire, c’est qu’il n’est pas acceptable de mettre en balance le salaire des techniciens et la faisabilité des films avant de se poser d’autres questions essentielles.

Je vois que les réalisateurs sont sur le terrain du désir de faire des films. Nous sommes, nous chefs opérateurs, chargés d’accompagner ce désir, de le transformer en travail. Sur les films que l’on veut défendre dans ce débat, on constate depuis quelques années que ce désir, qui est la source, conduit nombre de réalisateurs à accepter des conditions de travail (écriture, préparation, tournage, postproduction) et de salaire précaires.
Quand on leur met le budget du film sous le nez, que leurs envies ont été passées à la moulinette et qu’ils voient cette masse salariale qui prend quasiment la place qui reste.... la seule solution semble être de diminuer cette somme pour faire le film ou pour se préserver un espace de liberté ou d’improvisation. Cela devient si difficile de faire un film que je peux concevoir une forme d’amertume, de frustration et d’inquiétude pour les années à venir. Je ressens à chaque fois que cette " transparence " réelle ou partielle est une fausse bonne idée. La négociation des salaires est en balance avec l’élan artistique du film et nous nous retrouvons dans une situation difficile vis-à-vis du réalisateur.

Il est impensable de casser la séparation entre le rapport artistique au réalisateur et le rapport à celui qui est notre employeur, le producteur. L’application, ou la référence à la convention collective, me permet de m’investir sans réserve dans le film et de renforcer l’idylle du couple naturel que doit former le chef opérateur et le réalisateur ! A l’inverse, en cas de conflit, de tournage difficile ou orageux, l’application de la dite convention protège tout le monde, limitant les abus et les dérapages.
Il ne faut pas engager le conflit avec les réalisateurs, nous avons tous et tout à y perdre.

Je frémis à l’idée que le dernier bastion à abattre pour continuer le rêve, le dépassement, le déraisonnable, indispensables dans le cinéma, puisse être pour certains notre Convention collective !
Si nous acceptons une convention au rabais, sans s’attaquer aux problèmes du financement et de la diffusion des films, je suis convaincu qu’il faudra se reposer les mêmes questions dans deux, trois ans. Se feront alors des films plus difficiles encore, où l’on pratiquera de nouveaux moins vingt, trente ou cinquante. Il sera toujours possible de contourner les règles. Alors que fera-t-on ? Appliquera-t-on une nouvelle recette qui n’aura pas marché ou se posera-t-on enfin les bonnes questions ?
L’argent des salaires, le travail de l’équipe, sont aussi la valeur d’un film.
Quelle valeur nous accorderions-nous si nous acceptions de rendre définitive cette descente ?

Je ne crois pas non plus que ce soit le meilleur cadeau à faire aux jeunes techniciens qui aspirent à prendre leur place dans ce métier. Ils seront croqués au mieux à ce nouveau tarif ou se verront proposer un tarif encore plus bas que celui qui sera devenu la norme. Je dis cela car c’est un argument qui a été évoqué pour justifier une renégociation à la baisse de la convention.

Dernier point, c’est pour moi difficile à accepter, mais symptomatique, de voir que dans notre métier on pose ce principe qui montre partout sa nocivité : réduisons les salaires des gens qui travaillent pour adapter la production. De ce point de vue, nous sommes comme les autres salariés de ce pays.
Regardons ce que ceux qui ont accepté ce marché sont devenus. Le cinéma est forcément dans la société. Moi je veux que nos métiers puissent être une référence sociale plutôt que d’épouser le sinistre mouvement du libéralisme économique.
L’économie du cinéma est une économie sous tutelle publique, tout le monde a salué la sauvegarde de l’exception culturelle, cela doit permettre de développer la création, la production ET de maintenir les conditions de travail et de salaires.

Faisons les états généraux du cinéma, regardons où va l’argent public et privé, soyons collectifs dans les débats, les décisions et les négociations à venir comme nous le sommes sur le plateau. Il faut parler des films que l’on veut faire, des méthodes de travail, de nos envies artistiques et techniques, des moyens de tournage et de diffusion que le numérique a changés, allons au bout de cette mutation. Sûrement faudra-t-il changer des choses. Je pense par exemple que la journée de travail à la française, avec ses horaires à la carte, est souvent inadaptée sur beaucoup de films. Je crois aussi que les chefs opérateurs doivent être plus associés à la préparation, surtout, paradoxalement, sur les films les moins financés, pour trouver les solutions de tournage les plus économes. Soutenons les " petits films " à la diffusion pour qu’ils rencontrent leur public. Demandons-nous comment faire de " gros films " ambitieux sur le plan artistique. Imaginons des filières pour soutenir les jeunes réalisateurs, techniciens, acteurs, producteurs...

Je ne suis pas capable de définir ce chantier intégralement, chacun doit y aller de son idée mais j’espère avoir été plein d’espérance malgré mon dépit récent de nous voir si mal engagés !
Ma certitude est que le combat contre les réalisateurs est la pire des voies à emprunter.