Le numérique, tous en scène !

Entretien avec Michel Abramowicz, AFC, par Alain Coiffier

La Lettre AFC n°224

D’emblée, lorsque je lui demande de se situer par rapport au numérique, Michel Abamowicz a une position claire : « Je ne suis pas pour la sacralisation de la pellicule. Je pense que cette révolution technique est – comme toutes les révolutions – une chance. En tous les cas, c’est comme cela que je l’accueille car, à moi, elle me permet de reprendre mon élan. »

« Si pendant longtemps, le 35 mm était, objectivement, incomparablement le meilleur, cela est maintenant devenu absolument subjectif », ajoute-t-il. « On date un film par son image, il y a les images des années 1970, celles des années 1980, des années 1990, etc., au rythme des transformations : chaque avancée, chaque nouvelle pellicule, chaque nouveau capteur maintenant, marquent eux aussi l’âge du film qu’on regarde. La transition vers le numérique s’est faite de façon très hybride à travers la postproduction mais on a tous été pris de court par l’accélération finale du processus. Vu des laboratoires, c’est ce qui a provoqué une catastrophe pour beaucoup de métiers, il y a quelques mois. Entre la numérisation sous pression des salles et les marchands du temple qui voulaient placer leurs nouvelles caméras, c’est sûr, les labos se sont retrouvés pris en sandwich. »
Comme beaucoup de chefs opérateurs de sa génération, Michel avait pensé d’abord que ce changement ne le concernerait pas et qu’il terminerait sa carrière avant la bascule.

On pourrait dire qu’il a vécu le passage au numérique en trois temps.
D’abord avec le tournage de Taken.
La séquence de la poursuite de nuit sur les voies sur berge de la Seine, et la séquence de la place Clichy. Le budget de la lumière qu’il demandait était trop élevé par rapport aux exigences de la mise en scène. Il devait chercher une solution, lui avait dit le directeur de production. La solution, ce fut à l’époque, il y a cinq ans, la caméra Genesis, qui lui permettait déjà de composer une image de nuit, dans laquelle la lumière n’était plus " un trou dans la pellicule ".
Quand on avait fait les essais chez Alga, Michel était surpris de constater qu’il voyait beaucoup plus de détails dans le viseur électronique de la caméra qu’à l’œil nu. _ Mais le reste du film est en 35 mm.

Deuxième expérience : Stars 80, de Frédéric Forestier, produit par La Petite Reine – qu’il étalonne en ce moment.
C’est sur ce film que le changement s’est totalement imposé à lui. Pourtant, après le premier mois de tournage de ce film, le producteur, pas satisfait de l’image qu’il voyait, voulait revenir au 35 mm. Thomas Langmann, « qui a l’œil d’esthète de son père Claude Berri, passionné et grand amateur de peinture moderne » – dit Michel – avait mal vécu l’expérience compliquée d’Astérix tourné en numérique au tout début de cette nouvelle technique. C’était il y a 6 ans déjà... Il trouvait l’image trop quelconque, « pas assez chic » – dit Michel – « trop comédie populaire ». Michel a pourtant demandé à rester en numérique et qu’on lui laisse tourner l’image comme il avait envie de le faire. La moitié du film, ce sont des concerts, de nuit bien évidemment, comment aurais-je fait ?
Aujourd’hui le film est en postproduction ; il sortira en octobre et tout le monde est satisfait. Pourtant sur ce tournage, Michel n’était pas complètement à l’aise, l’ingénieur vision lui demandait de surexposer d’un diaph pour avoir plus de liberté au télécinéma et cela lui paraissait une démarche « difficile à assumer ». La photo, on doit la sentir sur le tournage. Surexposer ; je lui dis que je suis surpris, car j’étais resté sur l’idée qu’il fallait plutôt légèrement sous-exposer l’image numérique à la prise de vues. « Je suis d’accord » – dit Michel – « et j’ajoute souvent un peu de diffuse pour casser la définition trop chirurgicale de l’image des capteurs. » C’est un commentaire que j’ai déjà entendu. « Le film s’est tourné avec l’Alexa en 2K non compressé et l’image, dit-il, est parfaite, brillante et modelée. »

Puis, troisième expérience :
The Wonders, réalisé par Avi Nesher, son fidèle ami israélien pour qui Michel a toujours cherché des solutions à l’échelle de ses moyens modestes.
Là, c’était un petit budget et Avi, inquiet quand on a commencé, n’envisagerait pourtant plus, lui non plus, aujourd’hui, de revenir en arrière. Tourner l’équivalent de 120 000 mètres de pellicule quand on a peu de sous... bon ça complique un peu le montage qui peut prendre deux fois plus de temps, mais comme il fait ça chez lui...
« Sur Stars 80, dit Michel, on avait fait l’équivalent de 300 000 mètres, tu te rends compte ! Comment on reviendrait en arrière après ça ? »
Sur The Wonders, il n’y avait pas d’ingénieur de la vision et au lieu de chercher à faire des LUT, Michel a travaillé plutôt comme en 35 mm. Même avec des moniteurs peu performants, Michel a toujours pensé qu’il était possible de se fier et qu’il avait en tous les cas, besoin de ce " contact " visuel.
Ça sera de toute façon très proche de la qualité de projection finale.
Pour des raisons de budget, il n’avait pu avoir l’Alexa et il avait dû tourner avec une Red-Epic dont la sensibilité native, de 320 ISO, est très basse pour du numérique ...
« Le capteur, c’est comme l’émulsion. Oui, on perd le grain par rapport à la pellicule, mais il ne faut pas penser à revenir en arrière », répète-t-il encore, « ça ne sert à rien d’être nostalgique. On n’aura plus le choix, d’accord, mais par combien de fois dans le passé on a eu en même temps le labo et la pellicule, imposés par la production ?
Et il fallait pourtant " faire avec " et on a fait avec et on s’en est toujours sorti.
C’est une manière différente de travailler plus qu’un progrès et cela exige un nouvel apprentissage de notre part. Aujourd’hui, poursuit-il, les images sont tellement retravaillées en postproduction qu’il reste vraiment peu de chose de l’image initiale tournée, du moins sur les gros films. Le cas est un peu différent quand on parle des petits films ou de films moyens. »

C’est un peu exagéré, non ? Il sourit.
« Oui, très exagéré ! On doit se réapproprier l’outil, se réapproprier notre langage dans ce nouvel espace. Notre métier reste la maîtrise des contrastes et rien ni personne ne pourra nous l’enlever. Avec une image pleine, on peut tout retravailler en postproduction, c’est vrai, mais c’est plus théorique que réel. Car il faudrait à chaque fois ouvrir des fenêtres et cela prendrait un temps fou. Sur Stars 80, j’en suis à six semaines d’étalonnage – ce qui est déjà beaucoup – et pourtant on n’a ouvert aucune fenêtre...
Ce procédé concerne vraiment les grosses machines américaines. Au final ça donne une image surréelle, disons synthétique. Je crois que ça vient de l’accumulation des effets spéciaux qu’il y a dans ces blockbusters. Il y en a tellement que ce sont finalement les " truqueurs " qui étalonnent...
Paradoxalement, en ce moment si tu as un petit budget, entre les remises sur le prix de la pellicule et les caméras qui dorment déjà sur les étagères, tu peux tourner en 35 mm... »

Sûrement pas pour longtemps.
Michel reprend : « Il faut faire attention à ne pas quitter le plateau pour s’installer dans la tente noire devant les écrans. C’est désastreux. Notre place est sur le plateau et il vaut bien mieux envoyer, par exemple le chef électro, contrôler sous la tente à ta place. »
Le spectre de la tente noire, il le caricature... !
« Le film, c’est le plateau. Il ne faut pas le quitter ! Ça reste là où tout se passe. The Wonders, je l’ai tourné comme si j’étais en 35, sans LUT et c’était seulement mon deuxième film en numérique. »
Il insiste : « Pas à l’œilleton, bien sûr, ça c’est fini, devant le moniteur. On verra si la nouvelle visée optique d’Arri nous fait abandonner les moniteurs. Je n’y crois pas beaucoup.
Ce qui est une hérésie et un vrai danger pour notre métier, c’est de croire qu’on peut travailler sans lumière parce que la sensibilité est plus grande, nos films pourraient tous ressembler à des sitcoms si on ne faisait pas gaffe. »
Michel est un opérateur en certitudes. Talentueux, fidèle, généreux et convaincu.
« Quand on tourne, la prise est bonne ou mauvaise, mais dans tous les cas il faut savoir trancher sans attendre. C’est ce qui seul permet au metteur en scène d’avancer. Quand je vois que certains metteurs en scène n’hésitent pas à faire disparaître purement et simplement notre poste, c’est choquant et préoccupant.
Si j’étais plus jeune aujourd’hui, je serais inquiet. Il va falloir être très vigilant et faire beaucoup de pédagogie auprès des producteurs pour conserver le rêve.
Comme à chaque mutation, la tendance est d’abord d’essayer de niveler par en bas. La qualité... et les salaires ! »

(Propos recueillis par Alain Coiffier, membre du Département Image de la CST, et publiés dans la Lettre de la CST n° 141 de septembre 2012)