"Le travail avec Lanzmann, c’est de filmer l’infilmable"

Extrait d’un long entretien filmé avec Gilles Porte, AFC - Juin 2018

par Gilles Porte Contre-Champ AFC n°339

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Au milieu d’un mois de juin, Jimmy Glasberg et moi avons pris rendez-vous dans sa maison du sud de la France, « pour que je te raconte deux ou trois trucs » (sic). J’étais resté une journée...

Souvent Jimmy et moi nous parlions au téléphone, à l’issue d’une projection, en marge d’une Assemblée Générale de l’AFC, ou après la lecture d’un de mes éditos. Combien de fois m’a-t-il parlé de « la caméra actrice » ? C’était son truc à Jimmy, « la caméra actrice ! » ...
A portée de main, derrière son bureau, « l’actrice » n’a pas de pied. Posée entre de vieux scénarios et des bouquins de photos, elle me regarde, comme un cyclope...

Jimmy Glasberg durant l'entretien - Photo Gilles Porte
Jimmy Glasberg durant l’entretien
Photo Gilles Porte


« Voilà mon Eclair Coutant, Gilles. C’est du 16... Née en 1963, elle est plus vieille que toi ! Attention Gilles, à l’époque c’était une révolution ! La première caméra portative autosilencieuse. Pour réduire le bruit de la caméra provoqué par le contact entre le film et la griffe, la griffe s’introduisait dans la perforation grâce à un ressort. L’angle d’obturation variait de 0° à 180°... Coutant avait repris les mêmes caractéristiques que le Caméflex mais l’Éclair était une vraie « caméra épaule », grâce à son magasin coaxial... Quand tu cadrais tu pouvais ouvrir l’œil gauche pour savoir ce qu’il se passait de l’autre côté... C’est con mais avant c’était une visée centrale. C’est pas à toi que je vais expliquer que c’est important de savoir ce qu’il se passe parfois à gauche... »
Et puis Jimmy s’arrête net, comme le « bourrage » d’une caméra argentique...
« ... Mais je vais pas t’emmerder avec ça ! »
Jimmy était comme ça. Il partait souvent dans de grandes virées verbales avec son accent du midi puis parfois, se coupait net, comme s’il se rendait compte que la traversée qu’il faisait n’était pas forcément celle prévue par celui ou celle qui était monté sur son porte bagage. Je lui rappelle que je suis venu pour ça, pour prendre ce temps, justement. Alors il reprend et nous échangeons pendant de longues heures...
« Tu sais, moi, elle m’a bousillé mon épaule droite la Coutant !... Tiens regarde ! »
Et Jimmy me sort des radios de son épaule qui étaient sur la même étagère que sa Coutant. Je regarde les os de Jimmy en transparence et si je n’ignorais pas que Jimmy avait la Coutant « dans la peau », voilà que j’apprends qu’il l’a aussi sous la peau...
« C’est avec elle que j’ai fait le film Shoah... »

Tournage de "Shoah", en Pologne (1978) : Jimmy Glasberg à l'œilleton de la caméra, entre Jean-Yves Escoffier (assistant opérateur) et Claude Lanzmann
Tournage de "Shoah", en Pologne (1978) : Jimmy Glasberg à l’œilleton de la caméra, entre Jean-Yves Escoffier (assistant opérateur) et Claude Lanzmann


Jimmy me montre des notes, beaucoup de notes... Ça déborde... C’est le moment... Alors il raconte... Il se raconte... Au milieu de toutes ces aventures cinématographiques, Shoah et Claude Lanzmann reviennent toujours. Dès qu’on s’échappe sur un chemin de traverse, Jimmy finit toujours par revenir sur les rails des camps de concentration. Des rails qui l’ont mené à l’enfer. Des rails dont il aurait bien aimé qu’elles aboutissent à un point qu’il s’était fixé... Mais Jimmy, au milieu de ses angles d’obturation, de ses griffes et contre-griffes, des sillons qui encerclaient sa maison entre les vignes et les champs de maïs avait-il fini par oublier que jamais des parallèles ne se rejoignent ?
Je n’étais pas satisfait de ce que j’avais filmé. Je lui avais dit. C’était ma faute. Je voulais revenir. Puis le temps est passé... Des tournages... Le Covid... Nos séances confinées avec les étudiants que jamais Jimmy ne manquait... Des tournages, encore...
Quand j’apprends le décès de Jimmy, j’appelle Dominique Gentil, un des anciens assistants de Jimmy. Dominique me confie que lui aussi voulait le filmer. Je confie à Dominique qu’il y « quelques trucs » sur un disque dur qui n’a pas grand-chose à voir avec le magasin d’une Eclair Coutant mais qui peut permettre de réécouter Jimmy ? Dominique se propose d’essayer de sortir « quelques trucs »... En voilà 10’... (Gilles Porte, AFC)


https://vimeo.com/794490196