"Les victoires des mousquetaires du cinéma français"

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°238

Le Monde, 8 - 9 décembre 2013
En 2013, le bilan du cinéma français pourrait se faire à l’aune du nombre d’allers-retours Paris-Bruxelles. Certains professionnels du secteur ont en effet passé beaucoup de temps sur les rails. Motif ? Ils allaient défendre devant la Commission européenne les aides spécifiques des " French movies ".

Le cinéma d’auteur mérite quelques entorses au libéralisme, ont-ils plaidé, faute de quoi les tuyaux numériques se rempliront vite d’œuvres formatées. Certes, le principe de " concurrence libre et non faussée " s’applique, mais le droit européen prévoit aussi des exceptions au titre de la diversité culturelle.
Ces mousquetaires de la régulation, hommes ou femmes, émanent de syndicats de producteurs de films, de sociétés d’auteurs, du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), du cabinet du ministère de la culture, etc. Signe particulier : ils ne s’assoient jamais ou presque dans le train, dont ils connaissent surtout la voiture-bar, sorte de salle de répétition où chacun affûte ses arguments.

Trois batailles majeures ont été livrées en 2013. La première a eu lieu au printemps, alors que se profilaient les futures négociations de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis. En mars, on apprenait que la Commission européenne avait intégré le cinéma et l’audiovisuel dans son mandat de négociation. Tollé des professionnels, qui lui ont opposé l’exception culturelle : la culture n’est pas une marchandise comme les autres ! Si tel était le cas, deux Etats pourraient l’utiliser comme monnaie d’échange : l’un accepterait d’ouvrir son marché automobile, tandis que l’autre renoncerait à ses quotas de films nationaux…

Mobilisation générale : en mai, à Cannes, le Palais des festivals accueillait un rassemblement des " CNC européens ", réunis à l’initiative d’Aurélie Filippetti, la ministre de la culture et de la communication. Dans la dernière ligne droite, la comédienne Bérénice Bejo, le réalisateur Lucas Belvaux, etc., ont pris le TGV, cette fois-ci pour Strasbourg, en vue de sensibiliser les parlementaires. Une victoire a été remportée le 14 juin, lors de la réunion marathon des ministres du commerce de l’Union européenne, grâce à la détermination de Nicole Bricq, ministre du commerce extérieur.

Une victoire fragile, à surveiller comme le lait sur le feu, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, ayant affirmé que la culture pourrait toujours revenir à la table des négociations…

De toute façon, il fallait continuer à monter dans le train – « Bruxelles, attends-moi, j’arrive… », comme dirait le chanteur Dick Annegarn. Car un autre dossier, vital pour le maintien des aides nationales, s’imposait dans l’actualité. Ainsi, lorsque des régions ou des collectivités locales soutiennent une production cinématographique, ou audiovisuelle, il peut être précisé dans le contrat qu’une partie des dépenses sera effectuée localement (emploi de techniciens, hébergement…).

C’est ce que l’on appelle la territorialisation des aides. Sans ces retombées économiques et sociales, il y a fort à parier que les régions s’investiraient moins dans une aventure artistique. Or, la Commission européenne voulait démanteler ce dispositif. La France et d’autres Etats (Allemagne, Belgique…) ont fait barrage. Et la Commission a fini par donner son feu vert, à la mi-novembre. Tant d’énergie dépensée uniquement pour préserver l’existant, soupirent les mousquetaires…

La bataille de la taxe
Le meilleur était à venir. Deux ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour que la taxe sur les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et sur les opérateurs de télécommunications soit enfin validée à Bruxelles, taxe sur les distributeurs de services de télévision. La bataille a commencé fin 2011, lorsque le Parlement français a voté ce dispositif. La Commission a formé un recours contre la France. L’ancien président du CNC, Eric Garandeau, puis Frédérique Bredin, qui lui a succédé le 15 juillet, ont revu leur copie, notifiant de nouvelles propositions à la Commission.
Le CNC a plaidé les vertus de l’écosystème français, selon lequel tout diffuseur d’œuvres doit participer au financement de la création. Au fil du temps, les salles de cinéma, les chaînes de télévision, les éditeurs de DVD, etc., tous ont payé leur dû. A présent, c’est au tour des opérateurs de télécommunications, à condition bien sûr qu’ils vendent des services audiovisuels. Si des clients prennent un abonnement haut débit, n’est-ce pas en partie pour pouvoir visionner des films ? Le 22 novembre, la Commission européenne a validé la spécificité française.

En 2014, cette taxe devrait alimenter le budget du CNC à hauteur de 270 millions d’euros, sur un total d’environ 700 millions. Mais les deux ans durant lesquels la taxe n’a pas été perçue, ont généré un manque à gagner. Pour Mme Bredin, l’important est que la France « a[it] ouvert la voie », car plusieurs pays attendaient cette décision pour agir. Les mousquetaires, eux, attendent le scrutin européen de mai 2014, et l’arrivée d’une nouvelle Commission, pour tourner la page. Et travailler sur un nouveau train de mesures, visant à taxer les géants du numérique. Ou comment intégrer Google, Amazon et iTunes dans le " grand jeu " du financement. Gare aux mousquetaires !

(Clarisse Fabre, Le Monde, dimanche 8 - lundi 9 décembre 2013)