Marine Atlan, cheffe opératrice, et Pierre Mazoyer, étalonneuse, nous parlent de "L’Engloutie", de Louise Hémon
Par Hélène de Roux pour l’AFCActuellement en Italie pour le tournage de son prochain long métrage en tant que réalisatrice, Marine Atlan a répondu à nos questions par téléphone. Le témoignage de l’étalonneuse Pierre Mazoyer, avec qui elle collabore depuis plusieurs films (notamment Les Reines du drame, en sélection l’année dernière), complète cet entretien.
A quand remonte ta collaboration avec la réalisatrice ?
Marine Atlan : J’ai rencontré Louise Hémon il y a maintenant dix ans. Elle m’avait contactée pour qu’on se rencontre après avoir vu mon film de fin d’études de La Fémis. On a commencé à travailler ensemble sur un film de danse très court qu’elle réalisait pour une fondation d’art contemporain. Ensuite on a eu plusieurs collaborations sur des formes à chaque fois hybrides : du documentaire, du théâtre (elle forme aussi un duo de metteuses en scène avec Emilie Rousset), de l’art vidéo. On a ainsi fait une série qui s’appelle "Rituels", faite de formes courtes entre documentaire et fiction. Ça fait longtemps qu’on prépare L’Engloutie. J’ai pu accompagner un peu l’écriture, lu plusieurs versions. On a fait des essais en amont pour voir comment on allait filmer ce territoire alpin, et tourné une séquence dans le cadre du dispositif Emergence. C’était la scène du conte de l’Ombre : lors d’une veillée, la grand-mère raconte en patois et le garçon traduit à l’oreille d’Aimée. C’est une séquence complexe en termes de point de vue et de récits parallèles, en plus d’être une séquence de groupe. C’était l’occasion d’essayer des choses à la fois techniquement et dans le dispositif de mise en scène.

Si on essaie de voir une continuité entre vos travaux des débuts et ce film, il y a une recherche sur comment filmer la parole ?
MA : Oui, c’est vrai. C’est dans le cinéma de Louise que ça existe, et notamment avec cette question des récits enchevêtrés, je pense. Mais oui, filmer la parole et reproduire le réel, pour le décaler, je pense, en tout cas le donner à sentir.
Oui, à sentir, parce qu’il y a une dimension sensuelle évidente, au premier degré même, tout de suite dans le film. Le thème du lien entre raison et sexualité est posé d’emblée, mais il y a beaucoup de choses à démêler dans ce qui sous-tend l’histoire.
Si j’ai bien compris, elle s’est aussi appuyée sur des récits qui viennent de sa famille et qui sont mentionnés au générique.
MA : Oui, d’un territoire qu’elle connaît aussi. C’est un lieu que Louise vit depuis son enfance, c’est un récit familial. Donc elle a pu me raconter cet endroit. J’ai pu aller dans les Hautes-Alpes avec elle bien avant le tournage. Il s’agissait de filmer dans un décor isolé et de raconter à la fois son immensité, son vertige, mais aussi son hostilité. On a fait des repérages très en amont avec Louise, la productrice et la chef décoratrice, Anna Le Mouël, pour choisir ce hameau où se passe tout le film. Il s’agissait de trouver quelque chose qui, à la fois, raconte la haute montagne, l’enclavement, et qui a aussi une structure facile à comprendre en termes de cinéma : la maison isolée en hauteur, les deux maisons en contrebas. Quand on a trouvé cet endroit après plusieurs visites de hameaux, ça nous a semblé évident, puisqu’on retrouvait sa topographie dans les plans. Elle faisait une synthèse visuelle de la situation de l’institutrice. L’endroit convoquait évidemment le western aussi, dans cette sorte de face-à-face. Mais c’est un territoire extrêmement difficile : il n’y avait pas d’eau ni d’électricité, atteignable après 45 minutes de dameuse sur un chemin de neige.

Rien qu’amener du matériel là-haut était un vrai défi. C’est là où la mise en scène et la mise en image sont liées aussi aux dispositifs contraignants. Et Louise voulait vraiment une caméra lourde, qui ancrait dans un sol, dans cette neige, dans cette roche. Elle n’était pas du tout dans une volonté d’une caméra légère, d’un dispositif presque documentaire. À l’inverse, elle se disait : « Je veux poser une caméra à cet endroit-là ». De fait, vu les conditions très hostiles, le froid et le peu de lumière, il fallait qu’on ait des outils solides pour filmer. J’ai donc commencé à réfléchir à la caméra et aux optiques bien un an avant le tournage. On est parti sur la Sony Venice et des optiques Panavision Vintage Super Speed. Comme le territoire est compliqué, c’est-à-dire que parfois, il faut creuser avec une pelle dans 40 cm de neige pour pouvoir mettre le pied, ça amène aussi à une épure des plans et des mouvements, une économie de mise en scène qui va aussi avec sa manière à elle de raconter. Il y a quelque chose chez Louise de très direct et de très franc dans sa manière de regarder les choses. Et ces montagnes, il fallait qu’on les regarde comme ça. Par ailleurs, on éprouvait le lieu dans notre corps aussi, dans notre difficulté à vivre dans le froid et dans l’épuisement. On traversait aussi quelque chose de l’ordre de ce que traverse le personnage principal.
En effet, quand on regarde le film, on a aussi l’impression de vivre sa fabrication.
MA : Oui, il s’agit aussi de donner un sentiment presque claustrophobique, dedans comme dehors. Comment un espace aussi ouvert et dégagé, immense, que la montagne peut être un espace contraint, bloqué, angoissant. Toute cette articulation se joue à la fois sur le cadre et sur la lumière. Par exemple, il s’agissait vraiment de raconter qu’à cette époque, la lumière est précieuse et rare. Les bougies sont chères, le bois se coupe à la force de bras, il y a peu de fenêtres. Donc ces intérieurs, on les joue sombres, vraiment sombres, pour raconter comment, en montagne, à contrario de cette neige aveuglante, les intérieurs sont baignés d’obscurité.

Le choix de la Venice, c’est pour pouvoir filmer ces deux extrêmes ?
MA : Complètement. C’est vraiment pour la dynamique que je l’ai choisie, et sa sensibilité pour les nuits extérieures, un des gros défis. Je n’ai aucun moyen d’amener beaucoup de lumière. On a un petit ballon hélium avec Manon Corone, la cheffe électricienne, mais on ne peut absolument pas éclairer de grande surface avec. On ne peut pas installer plus parce qu’il y a trop de vent, parce qu’on n’a pas d’électricité, parce qu’on n’a pas assez d’argent, enfin, pour plein de raisons. Et donc on fait un pari qui, aujourd’hui, me semble un peu dingue. Et en même temps, ça a été fait grâce à toute l’équipe, c’est-à-dire que c’est aussi une logique de plan de travail et un risque pris par la production. On décide de tourner les nuits sur les quatre jours de pleine ou quasi pleine lune, en lumière naturelle. On parie sur le fait qu’il va faire beau, et s’il fait moche, on a des solutions qui ne permettent pas du tout de mettre en image... qui ne sont que des solutions de secours. Louise, venant du documentaire et ayant un rapport quasi anthropologique au territoire et à l’époque, ne veut pas du tout sentir l’artificialité des projecteurs. Son désir est que la lumière du film naisse des sources à vue, des phénomènes naturels, du réel, et que l’étrangeté de la mise en scène parte de là.

Mais s’il y a bien quelque chose d’artificiel au cinéma, c’est la nuit, encore aujourd’hui.
MA : C’est compliqué. Avec ces contraintes, ça a déployé des nuits presque noires et blanches, à l’opposé de nuits bleutées, et des nuits presque en négatif : quand on est dehors avec un sol blanc et les comédiens en habits sombres, c’est un rapport négatif complet par rapport à la façon dont on construit une nuit d’habitude. En général, on a plutôt tendance à se mettre sur des fonds sombres et avec des visages clairs. Et là, sur la neige, c’est un contraste inversé. C’est un exercice extrêmement difficile, parce que dès qu’on rajoute un projecteur (on a ré-éclairé parfois), c’est le sol qu’il éclaire, et du coup, il y a vraiment un travail à faire pour dégager les visages. Comme il y avait des lampes tempête et du feu, la nuit américaine était de toute façon inenvisageable. Ç’a été vraiment une sorte de gymnastique qui nous a amenées à ce pari un peu fou de tourner les nuits à la pleine lune et qui fonctionne, puisque ça nous permet aussi d’avoir des arrière-plans dans ces nuits, c’est-à-dire de voir les montagnes, où se déploie la mise en scène de Louise. Des nuits américaines… naturelles, en quelque sorte ! Je pense à ce plan où Aimée s’en va dans la profondeur en pestant contre le village. Ce sont des séquences assez peu découpées, le plan se passe dans la perspective. Et puis, je pense que travailler avec la lumière naturelle nous excitait aussi, notamment en nuit.
Tu as tiré parti de la pose en double ISO de la Venice ?
MA : En jour, les contrastes sont fous. Je posais à 500 ISO, pour essayer de garder des hautes lumières. La neige, c’est vraiment quelque chose, ça change tous les reliefs. Ce sont des paysages très encaissés, donc on avait du soleil 3h30 par jour seulement, et quand on est à l’ombre, c’est une toute autre image. Le rapport aux pentes, par exemple, n’est pas le même quand il y a du soleil et quand il n’y en a pas. J’étais collée à mon Sunseeker toute la journée et, quand on pouvait, avec Violette Echazarreta, la première assistante mise en scène, on choisissait exactement et précisément l’heure de la séquence pour pouvoir raconter le relief, l’ombre, le froid. Il y avait cette idée qu’en tout cas, le soleil est dur à atteindre sur ce territoire. C’est au cœur du récit.

Est-ce que c’était une forme d’autarcie, le tournage, avec l’isolement ?
MA : En tout cas, une expérience physique et humaine, oui, c’est sûr. On était préparées, Louise par ailleurs connaît bien la montagne, s’est entourée de gens qui connaissent la neige et l’altitude, on s’est beaucoup renseignées, on était équipées. J’avais déjà un peu tourné en montagne sur Foudre, de Carmen Jaquier, mais il y a quand même quelque chose de menaçant constamment, encore plus en hiver, puisqu’il y a des possibilités d’avalanches, des endroits qui sont dangereux, dès qu’il y a de la fatigue, il y a des risques de déraper.

Il y a forcément une inertie, en plus, liée à la dangerosité des lieux. Il y a eu quelques jours où, vraiment, on a eu très, très froid. Notre corps nous ramène à un état et forcément, ça crée une tension dans ce qu’on filme. Il y a un moment où, par exemple, il faisait tellement froid que j’avais du mal à cadrer car mon doigt, que je devais absolument tenir hors du gant, ne répondait pas comme je voulais !
Tu as adopté un configuration de caméra particulière pour cadrer ?
MA : Moi, je cadre beaucoup à l’écran, un 7 pouces, ça m’aide d’avoir de la distance avec le corps caméra pour faire les mouvements. Joséphine Drouin-Viallard, la première assistante caméra, avait prévu le hublot tournant pour la neige, et des petits blocs chauffants pour réchauffer la caméra si besoin. Joséphine a fait une préparation assez conséquente et on n’a pas eu de problème avec la caméra. On a tourné quatre semaines en altitude pour les extérieurs, et après on a fait quatre semaines en intérieur dans la vallée qui ont été une autre forme de claustrophobie, si je puis dire, puisque c’était soit cette sorte de cave voûtée, où vivent les familles, soit l’école-étable où habite Aimée.

On a travaillé avec beaucoup de feu en source principale. On reprenait un peu avec des Fresnel mais avec la cheffe électricienne on a surtout fait des boîtes à lumière avec des bougies et de l’aluminium, ce qui fait qu’on n’avait pas besoin d’énormément de bougies pour éclairer, en plus d’avoir la vibration de la flamme sans avoir besoin d’un électro tout le temps au dimmer. Ces sources de renfort étaient donc raccord avec la température de couleur des vrais feux quand ils étaient présents dans le cadre et qu’il fallait les arrondir ou déplacer un petit peu la direction. Pour les nombreuses scènes avec beaucoup de personnages, où le feu est censé être la seule source lumineuse, on pouvait cacher ces petites boîtes à lumière dans des hors champs. C’était finalement plus pratique qu’un Mizar en rebond sur une plaquette qu’on avait du mal à contrôler, et qui aurait été trop dur en direct. Ça permettait aussi d’avoir une plage assez douce et large.
L’univers visuel du film s’appuie sur des lieux et des circonstances réels, et sur des contraintes fortes, mais est-ce que vous aviez tout de même des références picturales autres ?
MA : Moi, j’avais le photographe autrichien Heinrich Kühn, qui a photographié le 19e siècle, pour la matière, les couleurs. Et Louise, elle avait L’Arbre aux sabots, le film de Ermanno Olmi sur un groupe de paysans. Ça a été une référence sur la lumière, les cadres, le groupe, et sur la matière. Et en même temps, on n’avait pas de référence pour l’obscurité, qui est le fruit de la radicalité de Louise pour faire le récit historique de ces espaces. On pouvait évidemment penser à la peinture italienne, au clair-obscur du Caravage, mais Louise ne voulait pas passer par cette porte, il ne fallait pas chercher la beauté. C’est un goût et une sensibilité de cinéma qu’on partage.

Parlons-en de l’obscurité et de la matière. Est-ce que tu avais quelque chose de très organique et fourmillant en tête dès le départ ?
MA : Oui, ça, ça vient de nous deux, je pense, et de notre goût pour la pellicule, évidemment, et pour une image vivante, "matièrée". On a posé comme ça, notamment parce que, de fait, je travaillais à 2 500 ISO pour les nuits, le bruit était donc intrinsèque à l’image. Ce qui m’a plu aussi dans cette caméra dans les essais qu’on a faits un an auparavant, c’est que ces images de montagne avec juste les ombres noires des arbres me rappelaient les premières photographies faites de jour, où les noirs sont très charbonneux, avec beaucoup d’épaisseur. C’était émouvant de voir comment le progrès technique rendait possible de saisir cette image de nuit, en écho à une image qui était saisie de jour à l’époque. On revenait à ces images-là par un autre biais et dans d’autres conditions lumineuses. De fait, un pont s’opérait entre les époques, je pense, dans l’image que ça pouvait donner. C’est devenu un peu notre ligne de mire, notre direction. Vu que les nuits allaient être comme ça, il fallait que le jour soit aligné. Par ailleurs, il y avait l’envie d’un éblouissement "matièré" aussi, c’est-à-dire que ces extérieurs, même s’ils sont très lumineux, soient aussi habités par une matière vivante. Pour pouvoir produire cette matière on a plutôt sous-exposé, globalement. Le choix des optiques va aussi dans ce sens-là. On a complété la série sphérique fixe avec un zoom Angénieux anamorphique.
Alors que le ratio en 1,33 reste le même tout du long.
MA : Ce zoom Angénieux 25-250 mm et sa matière nous plaisaient comme ça, en anamorphose. Il nous fallait de toute façon un zoom, parce que ce sont des mouvements que Louise aime.
Ce long zoom qui se termine en travelling arrière sur la pente à la toute fin, c’est terrassant, terrifiant et totalement jubilatoire, je dois dire.
MA : Pour le coup, le plan était à l’écriture, un long mouvement arrière. Ce qui est génial, c’est que quand on trouve un bon décor, on trouve les plans qui sont écrits. Il s’est produit un alignement entre l’écriture de Louise et ce qui était possible. Et puis il y a le zoom aussi de la culpabilité, puisque c’est la question qui traverse tout le film : à quel point cette femme est coupable ? Le mouvement, le zoom, sert aussi à créer une vraie tension chez Louise. Comme il y a peu de mouvements, chaque mouvement de caméra sidère presque par le suspense qu’il produit. Louise vient du documentaire, mais elle vient aussi du théâtre. C’est une alliance aussi sur le rapport à la fiction, aux contes, et au fantastique, qui est très présent dans le film. C’est quand même un film qui va aller chercher ce que le réel a de potentialité fantastique. La rationalité, à laquelle s’accroche Aimée et qui s’appuie sur le réel, dure un certain temps, mais quand elle tremble un peu, quand elle se délite, il reste la croyance aussi. C’est là qu’on va chercher dans l’ombre des arbres des visages terrifiants, on va chercher le fantastique dans un territoire qui est pourtant d’une puissance réelle inégalable. Et donc ça, ça vient vraiment d’elle, de son regard. Mais c’était passionnant à aller chercher pour nous, je pense.
Pour revenir à la matière de l’image, comment as-tu as filtré ?
MA : Mitchell et Glimmer, constamment. Mitchell pour la définition et Glimmer pour la diffusion.
Une fois à l’étalonnage, vous vous retrouvez avec une matière et un niveau d’obscurité déjà marqués.
MA : Le denoise était possible et marchait assez bien. Si on n’avait pas voulu de grain, on aurait pu s’en passer. Par contre, il n’y avait pas plus d’information, notamment tout le début du film. Globalement, on voit ce qu’on voit. On n’en a pas sous le coude. Ça a été une vraie discussion. Margaux Juvénal, la productrice, avait conscience de ça et je pense qu’elle a voulu accompagner le désir artistique de Louise. Ça vient aussi d’une confiance dans les spectateur
rice s, et du pouvoir évocateur de la nuit, dans ce lieu où on peut voir des visages dans les ombres. Louise est une réalisatrice qui a une grande maturité et qui suit son désir de mise en scène. Elle ose cette radicalité-là. Effectivement, à une époque où on peut avoir peur de le faire. Et elle n’a pas eu peur de le faire. Et je pense que dans l’expérience sensorielle du film, c’est très conséquent.- Entretien avec Pierre Mazoyer, étalonneuse de L’Engloutie , par téléphone et par écrit alors qu’elle co-dirigeait la photo du long métrage de Marine Atlan en Italie.
Le travail sur la densité et la matière de l’image a-t-il commencé dès les premiers essais ?
Pierre Mazoyer : La question de la densité du film est amenée par le récit : c’est un film sur l’ombre et la lumière, sur la clairvoyance et le mystère. Dehors, c’est le grand blanc réfléchissant. Dans les maisons, on montre que les intérieurs de l’époque possédaient de très petites fenêtres, et que les gens allaient se mettre près des ouvertures pour y voir quelque chose, ou bien près de la cheminée, à la lueur d’un bout de chandelle ou d’une lampe à huile. Des intérieurs qui sont donc travaillés/dévorés par l’obscurité.
Lors des essais, je crois que je n’ai pas tout de suite réalisé le désir de Louise et Marine de faire quelque chose d’aussi dense. Je m’en suis un peu rendue compte en recevant les premiers dailies, et arrivée à l’étalonnage, j’ai vu à quel endroit de la courbe elles voulaient vraiment travailler.
L’éblouissement faisait aussi récit : en passant de l’intérieur sombre à l’extérieur enneigé, nous pouvions décider de quand éblouir le spectateur ou pas. On a donc posé les hautes lumières, notamment de la neige, différemment selon les séquences, soit en les calmant pour lier les espaces et accompagner l’iris du spectateur, soit au contraire en les laissant aussi hautes qu’elles l’étaient en vrai, dans l’idée de procurer un choc au spectateur. Ç’avait été anticipé par Marine lors des essais, qui avait filmé les comédien ne s à côté de grands poly dans le studio de Panavision pour essayer de retrouver les même niveaux de brillance que la neige.
Autre chose qui est arrivé tôt en prépa du film, c’est leur envie de filmer certaines nuits à la pleine lune, et c’est ça je crois qui a décidé du choix de la Venice. Contre toute attente, ce ne sont pas les nuits de pleines lunes qui sont arrivées les plus sombres en étalo. J’étais très surprise, il y avait pas mal d’info, on voyait bien les visages. Le contraste était assez différent d’un plein jour, mais on sentait malgré tout bien certains volumes. J’ai eu donc assez envie qu’elles existent telles quelles à l’étalonnage, qu’on les voie bien, presque pour rendre hommage à la technique qui avait permis de les enregistrer. Mais Louise disait qu’on voyait plus qu’à l’œil nu sur place. Elle avait un vrai désir de véracité, de donner à voir au spectateur ce phénomène cosmique hors du commun : des "nuits américaines" mais naturelles ! Et pour tout le début du film, qui est posé très sombre, c’était le même objectif : que les yeux du spectateur travaillent comme s’ils étaient vraiment dans la scène, dans les lieux, avec les comédiens, qu’ils fouillent les plans.
Ces nuits de pleine lune sont donc presque en noir et blanc.
PM : J’étais fascinée d’avance à l’idée que les photons qu’on allait enregistrer étaient passés par la Lune : ils étaient donc partis du soleil, avaient ricoché sur la Lune puis étaient redescendus sur terre, avant de rebondir sur une peau et de finir sur le capteur de la caméra. Je me demandais ce que ça allait donner comme texture, comme couleurs. Je trouve qu’on peut sentir en étalo quand on a affaire à un photon de soleil, de HMI ou de LED, mais on ne connait pas celui de la Lune. Et effectivement, il n’est pas très coloré, ce qui est plutôt raccord avec la façon dont on voit la nuit. Il y a une scène où un comédien court dehors sous la pleine lune en portant un masque bleu. Louise et Marine demandaient à récupérer du bleu de ce masque et effectivement, il était très léger, mais j’ai pu l’attraper en key et le remonter. Le spectre de ces photons est au départ celui soleil, mais en passant par la lune, c’est comme s’ils avaient perdu de leur superbe ! En tout cas, je suis très heureuse d’avoir pu étalonner des images dont les photons avaient autant voyagé.
Vous aviez fait des LUTs en prépa ?
PM : On fabrique les LUTs ensemble avec Marine, depuis son deuxième long métrage. Mais à chaque nouvelle caméra, il y a de nouveaux problèmes. On maîtrise maintenant la RED et l’Alexa, mais pour la Venice (ainsi que pour la Burano avec laquelle on tourne actuellement), j’ai eu des difficulté à fabriquer des LUTs qui marchaient dans les petits retours de la caméra aussi bien que quand je les applique sur Resolve. Parce qu’on fait des LUTs assez marquées ! Donc les LUTs qu’on avait fabriquées initialement n’ont pas toutes marché, et on en a refait en cours de route. Je n’ai pas encore trouvé pourquoi, mais ça viendra !
C’est un vrai enjeu cette histoire de LUT et de montage. Souvent, les réalisateur rice s s’attachent aux images avec lesquelles ils et elles travaillent pendant des mois, et c’est normal ; l’étalonnage de ces images participe de la sensation qu’on en a et donc influent sur le montage. D’où l’intérêt de pré-étalonner au mieux les proxys. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il arrive que quand on étalonne et qu’on leur remontre ce qu’ils et elles avaient au montage, ils et elles sont surpris e s. En fait, c’est le cerveau qui fabriquait en direct l’image qu’ils et elles avaient envie de voir.
Ça n’était pas vraiment le cas de Louise qui a un œil très précis et qui savait très bien d’où elle partait et vers où elle voulait aller. Dans l’ensemble donc, l’image a été posée sombre par Marine dès le plateau. L’étalonnage est resté relativement proche de ce qu’il y avait au montage. Et souvent, ce qu’on voyait, c’est ce qu’on avait. Il arrivait d’ailleurs parfois que je travaille sur quelques pixels situés tout en bas du pied de courbe, et elles me disaient : « Est-ce qu’on peut récupérer un peu son visage ? » Je fronçais les sourcils, mettais un petit point de lumière sur le visage, et elles étaient ravies. C’était vraiment de la dentelle.
Le grain est celui de la caméra, il était dans les rushes.
PM : Oui, totalement. Marine choisit une caméra notamment pour sa texture. S’il y a de l’ajout de matière, c’est pour harmoniser. Elle y est très sensible (plus que moi) et c’est important pour elle que la matière soit produite en direct, qu’elle vienne de la caméra elle-même. Sur ce film-là, c’était assez organique. J’ai un souvenir d’avoir du bruit vert qui teintait un peu les nuits et qui les emmenaient un petit peu vers du cyan. Mais je n’ai pas le souvenir d’un bruit particulièrement surprenant. Le ressenti du bruit est variable, il dépend de plein de facteurs, et parfois il y a des choses que je vois sur les scopes, qu’on ne sent pas à l’image. Par exemple, ce vert dans les basses lumières, on ne le voit pas tant dans le film alors que je sais qu’il y en a. Mais il a une façon de se mélanger au reste de l’image qui donne juste une sensation de nuit qui marche et qui est très belle.
Vous avez fait une passe pour les PADs ?
PM : La question qui s’est posée pour les autres livrables, plus que celle de la compression et du grain, c’est celle du contraste et de la densité. D’ailleurs l’avant-dernière version d’étalonnage du début du film était encore plus dense que la copie finale. On voulait garder la radicalité de cette densité, mais en voyant le film dans d’autres salles, sur d’autres écrans, il était clair qu’elle n’allait pas être reçue de la même façon, que le transport de cet étalonnage n’allait pas être maitrisable.
L’étalonnage a duré deux semaines chez TransPerfect Media, en projection. Ç’a été un étalonnage assez sobre, par rapport, par exemple, aux Reines du drame où on a tout juste eu le temps de tout faire. Là, on a été d’une très grande précision sur tout, un vrai travail de d’orfèvre, mais avec simplicité. À l’endroit des couleurs, c’était aussi relativement "modeste" : on a travaillé évidemment autour des peaux qui sont différentes pour chaque film, mais le sujet c’était vraiment le contraste. En démarrant l’étalonnage, l’image du film était déjà là, Louise et Marine étaient contentes dans l’ensemble ; on a beaucoup travaillé, mais surtout à rendre tout plus fin et plus précis.
(Propos recueillis par Hélène de Roux pour l’AFC)