Mon père était un héros !

Par Laurence Noisette

La Lettre AFC n°267


Les premiers souvenirs se mélangent aux récits, aux photos… mais celui qui me revient spontanément, c’est d’abord le bonheur de voir ce père aimant, si souvent absent à cause de ses films aux quatre coins du monde, essayant de compenser, en quelques heures, les longs mois d’absence (à l’époque, les films se tournaient en quatre, voire six mois). C’était la fête du retour et j’ai toujours eu cette douce sensation d’un amour immense et inconditionnel.

Puis, de ce métier ravisseur, exigeant, envahissant, me viennent également d’autres très anciens souvenirs : le Brésil, la jungle, les plateaux de tournage, Saint-Tropez, les acteurs, l’absolue nécessité de ne pas bouger quand le "Silence on tourne !" ou le "rouge" étaient envoyés ; j’avais la sensation de l’extra - ordinaire : mon père était un héros !
D’abord ce nom, "NOISETTE", qui m’attirait moqueries à l’école, n’était pas commun, mais quand on me demandait : « Il fait quoi, ton père, comme métier ? » et que je répondais, en distillant chaque syllabe : « Cameraman de cinéma », et en attendant fièrement des répliques telles que : « Et il a fait quoi comme film ? » et « Il a vu qui comme acteur ? »… Mon père était un héros !
Il me racontait les anecdotes de tournages, l’envers du décor, plus de 80 films, des connus, des oubliés, des ambitieux, des modestes, des chefs d’œuvres, des navets …
Né en 1932 dans la Meuse, d’un père facteur, communiste idéaliste, ayant refusé le statut de paysan qui lui était normalement destiné, et d’une mère, Blanche, boiteuse de naissance, pour qui ce premier enfant inespéré, un beau garçon, bien constitué, constituait une sorte de miracle et une revanche sur la vie.

Mon père avait sept ans quand la guerre éclata. De cette période, il lui est resté, une belle raclée de son père, un dégoût des armes, une peur viscérale d’avoir faim ou de manquer, un appétit et une gourmandise démesurés. La guerre finie, mon grand-père, voulant davantage encore s’éloigner de sa ruralité, décida de venir à Paris : mon père avait alors 12 ans.
Après son bac, bravant son père qui l’aurait bien vu poursuivre sa prestigieuse carrière aux Postes et Télécommunications, il décida d’entrer à "Vaugirard" pour y préparer un brevet de technicien supérieur [BTS] aux métiers de la prise de vues cinématographique.
A 18 ans également, il tomba éperdument amoureux de sa voisine de pallier, de 12 ans son aînée, mariée et mère de famille… On était en 1950… L’amour était grandement partagé et il leur a fallu dix ans pour passer outre la morale de l’époque, arriver à se marier et à me donner naissance.

Parallèlement, mon père avait obtenu son diplôme de cinéaste, commencé sa carrière et se passionnait pour son métier mais également pour son époque et son contexte culturel. Grand amateur d’archéologie, de musées, de lectures, de livres, de poésies, de chansons à textes… Il avait une soif de culture inépuisable, me l’inculquant dès le plus jeune âge…
Que de souvenirs de visites d’églises, de musées, de ruines qui auraient pu me dégouter à jamais… Mais… c’était un héros, alors…
Alors je le suivais, aussi bien sur les tournages quand c’était possible, que sur des sites archéologiques, que dans les librairies, les salles de cinéma ou à écouter des disques. Il aimait la poésie, l’insolence et la truculence des mots : il m’a appris Prévert, Montand, Audiard, Woody Allen, Ferrat, Reggiani, Perret, Boby Lapointe, Brassens…

Entre deux films, il collectionnait les livres, une autre grande passion. Il m’a appris les livres populaires du début du 20e, les auteurs de romans policiers, la science fiction, Lucky Luke et Astérix.
A 66 ans, il a découvert ce que "grand–père" voulait dire ; Cyann et Gaspard furent la dernière grande passion de sa vie. Il a, je crois, voulu rattraper ses temps d’absence de père en assurant ses petits-enfants de sa présence de grand-père gâteau.
Il nous a quittés infiniment fier de savoir sa petite-fille brillamment bachelière.
Il admirait l’intelligence, la culture et les jolies femmes.
Il se régalait d’une quiche lorraine, d’un osso bucco ou d’une tarte aux pommes.
Il aimait les westerns et les roses…

Mon père était un héros !