Camerimage 2019
Peur d’aller trop loin ?
Une contribution de Simon Gouffault et Olivier Ludot, étudiants à l’ENS Louis-LumièreLa question est posée par un spectateur : « N’avez-vous pas peur d’aller trop loin au moment du tournage ? » Réponse : « Tout le temps ». Jeudi 14 novembre, au Cinema City de Toruń, ont été projetés les pilotes de deux séries : "Euphoria" et "When They See Us". La première, réalisée par Sam Levinson et produite par HBO, était présentée par deux directeurs de la photographie : Drew Daniels et Adam Newport-Berra. Le show raconte l’histoire d’adolescents qui vivent des expériences extrêmes de drogues, de sexe et de relations sociales. Ils évoluent dans des quartiers pavillonnaires américains contemporains. Le rythme est effréné, la caméra sans cesse en mouvement, les couleurs sont violettes, bleues, roses. « C’est comme un long clip vidéo », rapporte Adam Newport-Berra.
L’autre série, "When They See Us", est réalisée par Ava Duvernay, produite par Netflix et éclairée par Bradford Young, ASC, également présent à la projection. Cette fois, nous sommes plongés dans le New-York sombre des années 1980-90. Un groupe de jeunes Afro-Américains a le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. A la recherche d’un coupable pour un viol, la police les soumet à un infernal interrogatoire. La série exploite pleinement le style noir des films policiers (on pense à French Connection, Serpico…). Optant pour des optiques anamorphiques "vintages", Bradford Young jouit pleinement des différentes aberrations : fort pompage, aberrations chromatiques, distorsions géométriques, bokeh difforme, flares horizontaux et grain très marqués… Une image mutilée, organique, vivante.
« Filmer/éclairer un sujet qu’on ne maîtrise pas peut être dangereux ». La remarque de Bradford Young résonne. Ces deux séries qui suivent le parcours chaotique d’adolescents américains optent pour des esthétiques très formalistes. Quelle place doit prendre l’image lorsque l’on traite d’un tel sujet politique ? Comment trouver le juste milieux ? D’où la question : « N’avez-vous pas peur d’aller trop loin ? » Que signifie ce trop loin, sinon une limite à ne pas franchir ? Il pose en tout cas la question de la légitimité que nous avons nous, aspirants comme chefs opérateurs confirmés, à poser notre regard sur un fait.
"Euphoria" s’adresse au public qu’il filme, des jeunes entre 16 et 35 ans. Drew Daniels et Adam Newport-Berra reprennent les codes du clip vidéo pour dresser le portrait de cette jeunesse : des mouvements de caméra spectaculaires sur grues et Steadicam, un montage dynamique, une voix-off planante, une palette de couleurs saturées… Pourtant, il est question de viol sur mineure, de trafic de drogue, d’harcèlement sexuel. Dichotomie marquante. Les directeurs de la photographie confient s’être inspirés des réseaux sociaux : la manière qu’ont les adolescents de se mettre en scène, de se sublimer, se déformer, déformer une réalité plus sombre qu’il n’y paraît. Drew Daniels explique : « Les adolescents présentés vivent chaque expérience comme si elle pouvait être la plus intense de leurs vies, mais aussi la dernière. Chaque plan doit ainsi être fait comme si c’était le plus important de la série. »
"When They See Us" s’adresse à un public bien plus large et le sujet est plus "politique", faisant ouvertement écho à l’Amérique d’aujourd’hui (un jeune Donald Trump apparaît en images d’archive dans le second épisode, plaidant pour que ces adolescents subissent la peine de mort). Là aussi, le chef opérateur va chercher un style et une texture d’image très particuliers. Cette détérioration de l’image numérique (tournée en Alexa LF) est le témoin d’une angoisse, d’une oppression, expression d’une révolte contre l’injustice dont est majoritairement victime la communauté noire aux Etats-Unis.
Pour obtenir ses effets optiques si particuliers, Bradford Young a travaillé sur l’élaboration d’une série Arri DNA. Il s’agit d’un service que propose Arri Rental pour la création d’optiques sur mesure. Elles prennent la base d’optiques préexistantes et ils retravaillent ensuite les lentilles pour obtenir les effets désirés. Il n’existe malheureusement pas d’équivalent à Arri Rental en France (uniquement à Londres, Berlin, Luxembourg…) et ce service nous est alors inaccessible. Il semblerait pourtant que l’avenir de l’optique aille dans cette direction. Les nouvelles séries des autres constructeurs comme Leitz et Zeiss proposent effectivement de plus en plus d’objectifs modulaires. Ils tendent vers la meilleure qualité optique possible et les constructeurs offrent ensuite la possibilité de rajouter des blocs de lentilles à l’avant ou à l’arrière pour recréer certains défauts selon le projet.
Ce service d’optiques sur mesure est très réjouissant et offre toute une palette d’outils au chef opérateur. De plus en plus d’effets sont recréés en postproduction et laissent alors la possibilité au réalisateur ou à la production ("When They See Us" est produit par Netflix) de mettre un frein sur les intentions premières d’image. Créer ces effets sur le tournage devient presque un manifeste aujourd’hui, aucun logiciel n’est encore capable de revenir dessus. Ce qui est fait est fait et il faudra aller jusqu’au bout avec. Ainsi, les optiques sont peut-être le dernier rempart des chefs opérateurs pour maîtriser et sauvegarder leurs images et leurs intentions. Nous n’avons pas pu poser la question à Bradford Young mais il serait passionnant de connaitre les dialogues qu’il peut y avoir entre un opérateur et un opticien lors de l’élaboration de telles optiques. Il faut maintenant s’engager pour l’ouverture d’un tel service en France…
« N’avez-vous pas peur d’aller trop loin ? » Avec une certaine humilité, Bradford Young, Drew Daniels et Adam Newport-Berra confient, à leur manière, avoir cette peur en permanence dans un coin de leur tête. Ce qu’ils prouvent ici, c’est qu’aller trop loin signifie prendre position.
En vignette de cet article, une image tirée de la bande-annonce de la série "When They See Us".