Quelques souvenirs que j’ai d’Allen Daviau, ASC

Par Denis Lenoir, AFC, ASC, ASK

par Denis Lenoir Contre-Champ AFC n°308

C’est à Sydney, en 1993 que j’ai rencontré Allen Daviau, ASC pour la première fois. L’Australian Film Television and Radio School (AFTRS) fêtait ses dix ans et avait à l’occasion invité quelques grands chefs opérateurs pour une semaine de master classes en studio. Il y avait ainsi Allen Daviau, ASC, Peter James, ACS ASC, Robby Müller et Sacha Vierny.

Moi, je ne boxais évidemment pas dans la même catégorie, mais les étudiants avaient insisté auprès de la direction pour m’avoir à nouveau, ils avaient aimé ma présence parmi eux l’année précédente, mais c’est une autre histoire. J’étais donc au milieu de ces géants, parfaitement conscient d’être là par accident et en adoration devant chacun d’eux. Aucun, jamais, ne me fit pourtant sentir la minceur de ma filmographie et ma situation de total intrus.
Allen avait vu Monsieur Hire et me dit très vite, pour me mettre à l’aise, que c’était, selon lui, la meilleure image sans blanchiment jamais faite. Il exagérait sans doute un peu. Je me souviens avoir découvert en suivant un de ses tournages — nous filmions par paires des exercices sur des thèmes donnés, une manière astucieuse de montrer aux étudiants plusieurs façons de faire — qu’il ne cessait au cours d’un traveling de changer le diaphragme en cours de prise de vues, non par nécessité réelle, nous étions en studio et les écarts étaient plus que raisonnables, mais pour avoir toujours à chaque instant la meilleure exposition possible. Dans une de nos nombreuses conversations, nous avons passé une semaine entière tous ensemble, je mentionnais avoir depuis peu un agent à Los Angeles, il me donna son téléphone et me dit de l’appeler à la première occasion quand là-bas.

Quand, quelques années, plus tard je m’installais à Los Angeles, je ne manquais pas d’aller le voir et découvris un grand gourmet. Nous déjeunions une ou deux fois par an ensemble, dans un grand restaurant qu’il avait choisi et où le maître d’hôtel le traitait toujours comme un habitué et un client important. Il aimait particulièrement les restaurants de poisson et c’est avec lui que j’ai découvert Providence et, en saison, les crevettes de Santa Barbara cuites au sel, une merveille. Tout ça était hors de prix, nous partagions la note et je ne disais rien, trop fier bien sûr. Quand j’étais trop fauché pour ce genre de tables, je l’invitais à dîner à la maison. Il arrivait en taxi, il ne conduisait pas, il fallait que je lui serve tout de suite un Martini (je crois qu’il préférait la vodka, mais je n’avais toujours que du gin) sans le moindre vermouth et généreusement servi. Et suivi rapidement d’un second, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier les vins français servis au cours du dîner alors que Joy et moi l’écoutions ravis nous raconter toutes sortes d’anecdotes.

En 2001, j’ai été invité à rejoindre l’ASC. Chaque fois que nous nous croisions au club-house Allen ne manquait pas de me présenter aux membres qui venaient le saluer, toujours comme le chef opérateur de Monsieur Hire et maître du sans blanchiment, ce qui était bien sûr flatteur, mais que je finissais in petto par trouver un peu limitatif. Diabétique, il a dû être amputé d’un orteil. La dernière fois que je l’ai vu, il était en convalescence dans une institution à Santa Monica. Je l’ai invité à déjeuner dans un restaurant proche qu’il avait bien sûr choisi, je suis allé le chercher dans cette maison médicalisée et j’ai poussé son fauteuil roulant jusqu’au restaurant. Ravi de sortir de sa retraite forcée et encore plus de manger autre chose que la forcément pas très bonne cuisine qu’on lui servait deux fois par jour, il mangea et bu beaucoup. Peut-être un peu trop, fatigué, il s’endormit à la fin du repas.

Peu après, physiquement diminué, il est entré dans une maison de retraite, où j’avoue n’avoir jamais eu le courage d’aller lui rendre visite. Je pourrais dire que c’est parce que je préférais garder un autre souvenir du grand chef opérateur d’Empire of the Sun, mais c’est aussi, surtout, par paresse et négligence.

Il faut que j’ajoute qu’Allen avait beaucoup d’humour, adorait rire, était passionné de football américain (auquel je n’ai jamais rien compris), se levait à l’aube quand il tournait pour aller au laboratoire pour vérifier et infléchir l’étalonnage de ses rushes, éclairait ses décors avant de laisser acteurs et réalisateur y répéter (afin qu’inconsciemment et par instinct ils se placent là où c’est éclairé !), que les hautes lumières dans ET sont sans doute à l’origine de mon propre goût pour les blancs, que ce fût un homme immensément talentueux, immensément généreux, et cependant très seul. Il était présent aux Cent Ans de l’ASC où je fus heureux alors de le saluer, brièvement car ce soir-là il était très entouré et que j’avais, que j’ai toujours, honte de l’avoir négligé depuis si longtemps.

En vignette de ce texte, une photo d’Allen Daviau prise sur le tournage, en Angleterre, de L’Empire du soleil, de Steven Spielberg, en 1987