Rencontre avec Joel Coen et Bruno Delbonnel, AFC, ASC, à la Cinémathèque française, à propos du film "Macbeth"

Contre-Champ AFC n°341

A l’occasion de la 10e édition du Festival international du film restauré, la Cinémathèque française avait décidé d’inviter le réalisateur américain Joel Coen et de présenter plusieurs de ses films les plus importants. Bruno Delbonnel, AFC, ASC, qui travaille désormais avec lui depuis trois long métrages, était également convié. La première rencontre, face au public et menée par Frédéric Bonneau (directeur de la Cinémathèque française), s’articula autour de La Tragédie de Macbeth, soit leur dernier film en date. (FR)

Questionné sur l’origine du film, Joel Coen avoue que c’est surtout sa femme, la comédienne Frances McDormand qui a été la principale instigatrice du projet. « Frances avait interprété Lady Macbeth plusieurs fois dans sa carrière, dont la toute dernière fois en 2016 sur une scène de théâtre à Berkeley. C’est elle qui m’avait d’ailleurs demandé de mettre en scène cette dernière production théâtrale, mais je ne m’en étais pas vraiment senti capable. En revanche, je lui ai alors proposé de réfléchir à une adaptation au cinéma, ce qui me semblait plus dans mes cordes. Il y a beaucoup de choses intimidantes dans le fait de s’attaquer à Shakespeare. Outre le fait que c’est un monument de la littérature, il y avait aussi les nombreuses adaptations au cinéma, dont certaines sont vraiment très réussies. Je pense notamment à celle de Roman Polanski, mais bien sûr aussi à celle d’Orson Welles et celle, un peu plus éloignée - car transposée dans le Japon féodal -, d’Akira Kurosawa (Le Château de l’araignée). Il a fallu qu’on oublie tout ça pour se lancer dans l’adaptation de ce film. »
« Et puis c’est une pièce maudite », rajoute en rigolant Bruno Delbonnel. « La coutume au théâtre est d’ailleurs de ne pas prononcer le nom Macbeth qui est censé porter malheur. Nous, bien sûr au début, on s’en foutait un petit peu, on passait notre temps à dire Macbeth, Macbeth... Ensuite, à quelques jours du début du tournage, en mars 2020, le confinement nous est tombé dessus. Là, c’était plus du tout le même topo ! Soudain, on s’est surpris mutuellement à respecter la tradition et à ne parler plus que de "La Tragédie" ! »


Sur la grande stylisation choisie pour le film, Joel Coen poursuit :
« Notre idée n’était pas vraiment de transposer la pièce de manière réaliste. Du moins, on ne s’imaginait pas du tout nous mettre à chercher un château en Ecosse à louer, avec des canassons et des comédiens qui les montent. L’enjeu, pour moi, était de conserver l’essence du texte tout en l’adaptant au cinéma, avec comme référence visuelle principale le travail d’Edward Gordon Craig, un grand scénographe de théâtre britannique qui a souvent monté Shakespeare. Ce dernier revendiquait l’idée de s’éloigner le plus possible du réalisme, en amenant la pièce dans un univers proche d’un rêve. C’est exactement ce genre de démarche qui nous a amenés à prendre les décisions que ce soit en termes de décor, de photographie et de jeu. Le noir et blanc, par exemple, qui est formellement une abstraction immédiate à l’écran, et puis essentiellement le design des décors, fortement influencé par ceux qu’avait pu produire Edward Gordon Craig à l’époque. Je me souviens d’ailleurs d’une anecdote lors de ma rencontre initiale avec Denzel Washington en préproduction. Ce dernier me posant la question du côté noir et blanc par rapport au texte... Ce en quoi je lui réponds du tac au tac qu’on va effectivement tourner le film comme ça... Jusqu’à ce que Frances - qui était présente - me glisse à l’oreille : "Je crois que Denzel ne parle pas vraiment de caméra quand il évoque les noirs et les blancs dans la pièce !" »

A ce même sujet Bruno Delbonnel se souvient : « La puissance du 1,33 sur les gros plans est évidente. C’est un constat qu’on ne peut qu’admirer sur La Passion de Jeanne d’Arc, de Dreyer, par exemple, un des films qu’on a revus avant de tourner. Et je me souviens parfaitement de ce premier plan sur Denzel Washington, sur la plage, où il arrive de très loin et il finit en très gros plan, selon l’idée de Joël. C’est le genre de plan qui permet d’affirmer au spectateur, Macbeth, c’est lui... Et maintenant passons à autre chose ! En outre, la combinaison entre le noir et blanc issu d’une prise de vues numérique couleur, et l’utilisation de sources lumière du jour, assez bleues par rapport à la tradition du tungstène en studio, m’a permis de jouer sur les contrastes des carnations, et donner à la peau de Denzel un côté plus clair. »


Sur le choix du format 1,33, faisant référence au cinéma muet, et la fréquence des gros plans dans le film, Joel Coen répond :
« Je pense que le gros plan, c’est là aussi où on s’éloigne du théâtre et on rentre dans le cinéma. Comme vous le savez, il ne peut pas y avoir de gros plans au théâtre. Et puis simplement en matière de cadrage, en 1,33, vous pouvez mettre l’acteur au centre de l’image, à la différence par exemple du CinémaScope, où vous essayez constamment de décaler l’acteur sur un bord ou sur l’autre du cadre. Les directions de regard aussi sont beaucoup plus libres, les comédiens étant souvent seuls à l’image, sans amorce ou plan de profil face-à-face... Ça change le rapport du comédien à la caméra et à ses partenaires... »

Tourné entièrement en studio, contrairement à l’habitude des Coen, Bruno Delbonnel est interrogé sur son rapport à cette méthode de travail et son rapport au rythme dans la lumière de film :
« Je me sens beaucoup plus à l’aise en studio qu’en extérieur. J’ai personnellement beaucoup de mal à travailler avec la lumière naturelle. Il y a des collègues qui sont experts dans ce domaine, mais c’est pas mon cas. Moi je préfère partir du noir, comme c’est le cas en studio, plutôt que de chercher à enlever la lumière, comme on y est souvent confronté en extérieur jour. Cette liberté incroyable du studio, c’est ce que j’aime, et à vrai dire j’ai fait plus de films en studio qu’en décors naturels.
Concernant mon rapport au rythme, le cinéma est le seul art où on peut contracter ou dilater le temps, c’est pour cela que je le rapproche plus de la musique que de la photographie, la peinture ou la littérature. L’autre analogie pourrait se faire avec l’architecture, où le rythme est aussi évident. En plus, il y a une construction très particulière du texte appelé le pentamètre iambique chez Shakespeare. Ce qui rend le texte original quasiment impossible à traduire fidèlement en français. On s’est donc dit que c’était important de rendre hommage à cette langue et de construire quelque chose à l’image qui soit en phase avec le rythme du texte ! »


Joel Coen précise : « Vous savez, le mot "time" est prononcé presque 45 fois dans la pièce. C’est pour moi un signe qu’une importance très grande est donnée au rythme, et au temps qui défile. Même si Shakespeare n’a peut-être pas été aussi rigoureux sur Macbeth que sur d’autres pièces dans le domaine du pentamètre iambique, il n’en est pas moins évident qu’un rythme, une musicalité spontanée guide les dialogues. Là encore, une petite anecdote sur la fin de fabrication du film, où je suis allé rendre visite à un ami chef d’orchestre pour avoir son avis sur la musique à composer pour le film. Ce dernier m’a tout de suite dit : « Surtout, ne mets pas trop de musique là-dessus, le texte est déjà une musique en tant que telle ». C’était un très beau compliment, puisque ça m’a conforté dans les choix qu’on avait faits avec l’équipe sur le plateau. »


Quand on lui rappelle une des ses déclarations à l’American Cinematographer sur sa prédilection pour le côté narratif de la lumière, et qu’on lui demande comment définir une lumière narrative, Bruno Delbonnel répond avec un sourire :
« À vrai dire, je n’en sais rien ! Il ne faut pas prendre tout ce que je dis au pied de la lettre !
J’ai peut-être plus évoqué cette idée, comme un concept qui me traverse... Mais sans pouvoir exactement l’expliquer. Bon, prenons peut-être l’exemple concret de Macbeth...
Si on considère le début du film, avec la présentation du roi, de Duncan et du fait que Macbeth vienne de gagner la bataille contre les Norvégiens. Sur le papier, cette scène n’est pas très intéressante en soi. C’est juste de l’information, histoire de planter le décor... Et à la limite on pourrait presque s’en passer dans la pièce. Mais Shakespeare l’a écrite et on va la filmer ! C’est pour cette raison que j’ai eu l’envie de commencer avec une lumière très plate, très peu contrastée, avec des dégradés de gris. Pour ensuite progresser vers quelque chose de plus en plus acéré, plus sec en quelque sorte. En changeant aussi de sources, puisque j’ai ensuite fait appel à des projecteurs de scène utilisés sur les concert de rock pour obtenir des ombres extrêmement dures et des effets extrêmement précis. Une progression qui culmine avec la séquence des colonnades, et le monologue de la dague avec ses ombres portées qui accompagnent le rythme du texte. 


D’autres motifs rythmiques viennent après avec par exemple les escaliers, qui forment un motif vertical, presque à angle droit avec l’enfilade de colonnes. Ou la salle qu’on avait baptisée l’Occulus, avec cet unique projecteur qui éclaire cet espace complètement arrondi... Ces ruptures sont là aussi pour créer le rythme. En fait on se posait à chaque scène très simplement des questions de cinéma. Par exemple, sur la séquence des colonnades, rien n’est indiqué dans le texte par Shakespeare sur la nature du lieu dans lequel se déroule la scène. Il y a juste ce monologue qui démarre par « Est-ce que c’est un poignard que je vois sous mes yeux ? ». Comment traduire ça au cinéma ? Qu’est-ce que c’est que cette image... Polanski a répondu d’une façon, Kurosawa l’a évitée complètement, et Orson Welles encore d’une autre manière... Comment donc allons-nous la traiter en tant que cinéastes, c’est-à-dire où la scène va-t-elle se passer, comment visualise-t-on le poignard et quel est le point de vue du réalisateur ? Qu’est-ce que Joel a envie de voir, et moi de suivre dans la voie qu’il m’indique... Et on retombe sur cette histoire de rythme formé par les colonnes, parce que c’était ce qui intéressait Joel. »

(Propos retranscrits par François Reumont, pour l’AFC)