"Rocco et ses frères", de Luchino Visconti , en salles dans une copie restaurée

La Lettre AFC n°256

A l’occasion de la nouvelle sortie sur les écrans, le 15 juillet 2015, du film de Luchino Visconti Rocco et ses frères dans une version restaurée par la Cineteca di Bologna à L’Immagine Ritrovata (Italie) et projetée en mai dernier à Cannes Classics, un article du quotidien Le Monde revient sur la trame du film et rend brièvement hommage au travail de notre confrère Giuseppe Rotunno, AIC, ASC.
Annie Giradot et Alain Delon pendant le tournage de "Rocco et ses frères" - DR
Annie Giradot et Alain Delon pendant le tournage de "Rocco et ses frères"
DR

Rocco et ses frères, que Luchino Visconti réalise en 1960, ressort en salles. Dans cette version somptueusement restaurée par la Film Foundation et la Cinémathèque de Bologne, les coupes imposées par la censure à la sortie du film ont été rétablies. Il s’y affirme le projet ambitieux de raconter, à travers une histoire que le cinéaste désignera comme « exemplaire », le déracinement des Italiens du Sud venus travailler dans le Nord, abandonnant le monde rural pour être absorbés et exploités par les bouleversements économiques et le développement industriel du début des années 1960.

Venus de Lucanie, une femme et ses cinq fils s’installent à Milan. Le film est divisé en plusieurs chapitres que Visconti avait confiés à différents scénaristes (Pasquale Festa-Campanile, Massimo Franciosa, Suso Cecchi D’Amico, Enrico Medioli) s’attachant chacun à écrire l’itinéraire d’un des garçons. Mais le drame social est ici aussi le décor d’une tragédie moderne, la description du combat entre la vie contemporaine et d’archaïques comportements, d’insondables pulsions vouées à la destruction de ce qui est.

Luchino Visconti règle un plan de "Rocco et ses frères" - DR
Luchino Visconti règle un plan de "Rocco et ses frères"
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La dislocation de la tribu des frères n’est pas seulement à mettre au compte de la violence urbaine et capitaliste (l’un d’entre eux est absorbé par le salariat, un autre par la gloire sportive en devenant champion de boxe, seule affirmation d’un individualisme possible dans un univers qui le rejette tout en faisant mine de l’exalter, un troisième, enfin, déchoit dans le crime).
Elle est aussi la conséquence d’une impossibilité de déplacer dans un monde qui se transforme profondément l’antique détermination de certains comportements. Le pouvoir séculaire et mythologique de la mère est ici outragé par la nouvelle société italienne.

Le malheur viendra d’une femme, Sonia (Annie Girardot), une prostituée dont Simone (Renato Salvatori), un des fils, tombe amoureux. Mais celle-ci, volage et cupide, disparaît puis entreprend, deux ans plus tard, dans une logique de rachat social, une histoire d’amour avec son jeune frère, Rocco (Alain Delon, majestueux de fragilité obtuse). Humilié, Simone réagira avec une violence inouïe dans une brutale scène de viol dont il fut longtemps impossible de voir l’intégralité en raison de la censure, provoquant l’effacement douloureux de Rocco.
Le film de Visconti devient ainsi le récit d’une rédemption cruelle, la peinture dostoïevskienne d’une sainteté profane et obscène, celle d’un jeune homme qui tentera de racheter, parfois littéralement, les fautes d’un frère qui a pourtant détruit une partie de ses aspirations. Parce que la loi patriarcale et le sens aliénant de l’honneur résistent à la modernité et à la raison civilisée et urbaine.

La restauration rend avec précision justice à la photographie de Giuseppe Rotunno, alternant la blancheur grise et brumeuse des jours et l’obscurité métaphysique des nuits et des taudis de Milan.

(Jean-François Rauger, Le Monde, mardi14 juillet 2015)

  • Lire également "Le jour où Giuseppe Rotunno a sublimé Rocco et ses frères" sur le site Internet du Festival de Cannes.