"TROISCOULEURS" s’entretient avec Renato Berta, AFC

"Avoir une caméra sur les épaules m’a donné une liberté folle"
TROISCOULEURS, le magazine mensuel d’information culturelle et cinématographique édité par la société de production, de distribution et d’exploitation de salles mk2, se distingue par la volonté de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Dans un article publié le 5 mai 2022, la journaliste Léa André-Sarreau s’entretient avec Renato Berta, AFC, à propos de son travail photographique sur Il buco, de Michelangelo Frammartino.

Après avoir travaillé avec les plus grands cinéastes de la Nouvelle Vague (Alain Resnais, Claude Chabrol, Philippe Garrel), le prolifique chef opérateur Renato Berta signe les images hypnotiques d’ Il buco, élégie rurale dans laquelle Michelangelo Frammartino capture le voyage d’une bande de spéléologues au cœur d’un abîme rocheux. Avec beaucoup de malice, le Suisse nous a parlé de cette folle expérience nocturne, et des rencontres qui ont façonné son amour de la lumière et des mots.

Pour Il buco, de Michelangelo Frammartino (en salles le 4 mai), vous avez filmé une grotte de Calabre, plongée dans l’obscurité. Pouvez-vous nous parler de ce défi technique ?

Je n’ai pas mis un seul pied dans la grotte, je n’ai plus l’âge pour entreprendre ce pèlerinage ! Techniquement, il fallait quatre ou six heures pour arriver sur le lieu à filmer, puis faire le chemin inverse. J’ai donc joué le rôle d’interlocuteur sur terre, d’intermédiaire entre le noir et la lumière. Depuis la surface, je contrôlais la qualité des images envoyées par l’équipe en bas grâce à la fibre optique. J’avais l’impression d’être à l’intérieur de la cavité, car je dirigeais les prises à travers le viseur, mais aussi d’être à distance.

Comment appréhende-t-on le noir total pour lui donner du relief, une existence sensible ?

Photographiquement, c’est le noir le plus pur auquel je me suis confronté. En général, quand on fait de la photo, le noir absolu n’existe pas. On essaye toujours de dessiner une série d’informations dans la nuit, de traduire ce que l’œil humain voit. Ici, on a uniquement joué sur les lumières des casques des spéléologues, fabriquées avec des LEDs, gelées puis colorées par des filtres. Au fur et à mesure des essais, on réalisait qu’en même temps que l’équipe découvrait la grotte, l’écran changeait de forme, n’était plus un simple rectangle, car les parties éclairées redimensionnaient sans cesse les bords du cadre. Le but était d’organiser une dialectique entre la nuit urbaine extérieure du village, sous-exposée, pleine d’étoiles, et le noir intégral de la grotte. Sur le tournage, deux personnes étaient chargées de surveiller le ciel, pour guetter l’arrivée de l’orage et de la pluie, dangereux pour les spéléologues. Elles étaient payées pour regarder le ciel, et je trouve cette idée très poétique.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce voyage souterrain très immersif et philosophique ?

La spéléologie est une passion motivée par la découverte, mais elle n’a pas un but précis, si ce n’est celui de se confronter au vide et au noir – donc à soi-même. Les gens qui font ce type d’activité explorent une forme de folie. Ce n’est pas pour rien que les astronautes s’entraînent dans les grottes pour se préparer aux problèmes de l’espace. Il y a certes la parenthèse du groupe, où on est ensemble, mais à l’intérieur, on perd la notion du temps, on ne sait plus qui on est. Arrivés au bout de l’exploit, on ne trouve rien, si ce n’est une introspection. Contrairement à l’ascension d’une montagne, dont la vue procure un apaisement.

Nous n’aimez pas qu’on vous qualifie de « directeur de la photographie » ou de « chef opérateur ». Pourquoi ?

Ma carrière est fondée sur la prise de vues, le cadre. Je préfère donc être crédité derrière « l’image » dans les génériques des films. C’est un terme plus vaste. Je considère que l’image est la somme, le produit entre le cadre et la photo. Il existe une belle dialectique entre ces deux pôles. Pour toute une série de raisons, on est parfois obligé de privilégier le cadre, et de laisser tomber certains aspects de la photographie. D’autres fois, c’est l’inverse, mais les deux éléments sont en symbiose, organiquement liés et complémentaires. Il me paraît logique que mon nom soit accolé à ce terme.

Peut-on y voir une forme d’humilité ?

Je ne sais pas ! C’est peut-être l’inverse en fait. En tout cas, il y a l’idée de se noyer dans un collectif. Une des maladies du cinéma, c’est que chacun travaille dans son coin, alors que je considère que c’est un art qui fonctionne comme la musique. Il y a de la musique de chambre, et des grands orchestres : le cinéma nous dit qu’il faut jouer une musique ensemble. Mais on a de plus en plus de mal à se partager les choses. En tant que chef opérateur, je suis confronté à une série de métiers, les comédiens, les techniciens du son, les costumiers… Pourtant cette solitude ne m’épargne pas. Au moment de la fabrication d’un film, je me suis souvent senti seul en haut des barricades, avec tous les autres collaborateurs en bas. [...]