Trois entreprises face au chaos de l’industrie du cinéma

La Lettre AFC n°254

Nous assistons actuellement impuissants à de difficiles réorganisations dans le secteur de la postproduction cinématographique, nous sommes conscients des difficultés que rencontrent des loueurs de matériel qui doivent s’efforcer de répondre à une demande exigeante dans des budgets de plus en plus serrés, nous sommes sensibles aux difficultés que traversent les industries techniques du cinéma, et plus particulièrement les fabricants de matériel français.

C’est pourquoi, à l’AFC, il nous semble important et urgent de poser les bases d’un dialogue entre les différents partenaires œuvrant à la production cinématographique pour que nous puissions continuer, malgré cette conjoncture difficile, à faire un cinéma ambitieux qui conserve sa diversité et sa puissance créative.
Pour cela nous souhaitons entendre tous nos partenaires. Nous voulons initier un dialogue constructif afin d’aider à conserver la force et l’originalité de nos outils et de notre système de production. (L’AFC)

Lors de la dernière réunion du conseil d’administration, nous avons hélas pu constater que le démantèlement industriel se poursuit dans le domaine de l’audiovisuel.
Après les bouleversements qui agitent le secteur de la postproduction, nous nous interrogeons sur la recomposition du paysage cinématographique en France.
Mais il n’y a pas que les laboratoires qui se trouvent pris dans cette tourmente.
Les fabricants de matériel français font face à des difficultés qui deviennent très préoccupantes.

Dans un premier temps, il nous a semblé utile de faire parler trois entreprises – Transvideo, K5600 Lighting et Loumasystems – sur leurs problématiques actuelles, notamment au sujet de leur recherche et développement (R & D) et au sujet de leur représentation en France. Ces entreprises sont soumises à des turbulences permanentes où le moindre trou de trésorerie peut s’avérer fatal.

Transvideo
Nous avons interrogé Jacques Delacoux qui, après le rachat d’Aaton, partage son temps entre Verneuil-sur-Avre, Grenoble et les nombreux salons auxquels il participe.
« Au sujet de la R&D que dire ? Le développement d’un CantarX3 coûte environ 2 millions d’euros. On peut compter que le tiers du coût de développement de ce produit est lié directement aux charges dites sociales.
En Corée du Sud, un ingénieur confirmé coûte tout compris 3 000 euros par mois, chez nous quatre fois plus – nous ne parlons pas d’un pays sous-développé, le PIB de la Corée du Sud va dépasser celui de la France dans quelques mois.
Ajoutons-y la complexité croissante de diriger une entreprise chez nous, chaque simplification apportant de nouvelles contraintes, les aides bienveillantes que nous pouvons obtenir ne compensent ni les coûts exorbitants d’une exploitation d’entreprise dans l’hexagone ni le temps démesuré qu’un dirigeant passe à faire tout autre chose que son métier ».

Jacques pense que si l’on voulait pousser les entreprises hors de France pour faire de la recherche on ne s’y prendrait pas autrement. Il s’étonne aussi du fait que nombre d’opérateurs et d’assistants l’appellent pour lui faire part de leurs difficultés à trouver les StarliteHD, RainbowHD et CinemonitorHD chez la plupart des loueurs français alors que les directeurs de la photo rapportent que ces produits sont disponibles partout ailleurs, y compris en Asie.
« Que les loueurs ne veuillent pas acheter nos produits, pourquoi pas, mais puisqu’ils sont demandés, que penser ? Je tiens juste à ce que la diversité des solutions techniques soit préservée dans nos métiers.
Pourquoi refuser du matériel à des opérateurs ou des assistants qui les demandent ? Pourquoi être désagréable s’ils insistent ?
Après tout, c’est peut-être à eux de prendre la parole. C’est eux qui ne trouvent pas nos produits et qui le font remarquer à chaque fois que nous en parlons. C’est eux qui me disent que c’est agréable de travailler à l’étranger parce que (entre autres) ils peuvent avoir du Transvideo. C’est leurs assistants qui se plaignent de ne pas avoir le matériel nécessaire… »

Il y a deux ans et demi, Jacques Delacoux nous interpellait déjà en déclarant (en décembre 2012 dans un entretien avec Jean-Noël Ferragut et Vincent Jeannot pour l’AFC) :
« Pour moi, les directeurs de la photo ont un rôle capital à jouer dans le sens où ils devraient être les porte-drapeaux de TOUTE l’industrie et c’est toute l’industrie qui serait alors derrière eux. Des drapeaux qu’ils pourraient clairement brandir au nom de la survie de l’écosystème du film qui, à mon sens, mérite mille fois de vivre et de perdurer avec toutes ses professions et petites mains. Le cinéma, c’est avant tout une histoire d’Hommes et de Techniques, on l’oublie trop souvent. Sans Hommes, ce n’est plus du cinéma, sans doute autre chose, mais quoi ? ».
Aujourd’hui, il est encore plus pessimiste :
« Le risque est que nos sociétés disparaissent les unes après les autres. Il n’y aura plus de cotisations pour toutes ces associations que nous "sponsorisons " (ce qui sera certainement la partie la plus gênante de tout ça). Et il y aura un fournisseur de caméra, il n’y aura plus besoin de lumière car on travaillera sans depuis longtemps. Et de toutes les façons on ne demandera pas leur avis aux techniciens car leurs métiers n’existeront plus. »
Rappelons que Transvideo fait près de 90 % de son chiffre d’affaire à l’international.

K5600 Lighting
K5600 Lighting consacre 5 % de son chiffre d’affaire pour la recherche et le développement. Marc Galerne dresse un constat sans équivoque du métier.
« Ma gamme de produits est copiée sans vergogne par des Chinois et récemment par des Européens, dois-je laisser faire sans réagir ? ».
Il s’étonne d’avoir à "vendre" ses appareils auprès des utilisateurs et constate que lorsqu’ils sont demandés aux loueurs ils ne sont pas achetés par eux.
Marc Galerne : « Les loueurs m’appellent souvent le matin du chargement pour savoir si j’ai le matériel en stock et j’ai l’impression que mes interlocuteurs prient toutes les divinités de toutes les religions que la réponse soit négative. Pourquoi dire aux techniciens que le matériel n’est pas disponible chez K5600 alors que c’est faux ? ».

Marc constate des pratiques qui le choquent chez certains loueurs :
« Bien que nos appareils soient pris partiellement en charge par le CNC, ils sont plus chers que les autres sur les tarifs de location ».
Marc se pose plusieurs questions :
« Pour quelle raison mettre nos appareils sur le catalogue trois ans avant de les acheter ? On propose tout et n’importe quoi en remplacement : il suffit que cela ait (à peu près) la même puissance. Peu importe si c’est un Fresnel ou un Par. C’est un peu comme si vous demandiez un grand angle et que l’on vous propose un zoom longue focale à la place.
Récemment sur une série, encore une fois, on a dit à un chef électricien que son Alpha 9 était toujours en réparation alors que l’appareil a été réparé en deux heures mais que le loueur l’avait remis sur un autre film ! Comment peut-on se plaindre de problèmes lorsque l’on achète des nouveaux projecteurs pour les brancher sur des ballasts de plus de 15 ans ? J’ai dû écrire trois ou quatre articles sur le sujet auxquels aucun loueur n’a répondu ».

Marc constate au fil de ses nombreux voyages, la forte carence de maintenance existant chez beaucoup de loueurs français.
Enfin, au sujet de la situation actuelle, Marc s’étonne : « Bien sûr que l’époque est à l’économie mais doit-on faire n’importe quoi pour autant ? Nous avons fait un Panel de discussion à Camerimage avec une équipe image internationale et la grande conclusion a été que la mise en scène comme la production faisaient preuve d’un manque d’écoute, de formation voire de compétence face à l’aspect technique du tournage. (Voir l’article intitulé "Où sont-ils ?" et publié en décembre 2014)
Ne serait-il pas temps d’organiser une table ronde avec producteurs et directeurs de production, réalisateurs, prestataires et fabricants et de mettre les choses à plat ?
Non, quand les techniciens demandent du temps de préparation, ce n’est pas pour avoir des jours de plus mais c’est pour faire économiser du temps sur le plateau. Oui, un réalisateur a des devoirs de sérieux dans sa préparation et sa gestion du temps et de sa créativité. Oui, le numérique peut faire gagner du temps, si on ne sort pas 250 heures de rushes…
La liste de tous les problèmes est longue et ce n’est pas à moi de la faire. »

Loumasystems
Rien que pour la Louma 2 seule, Loumasystems consacre 18 % de son chiffre d’affaire pour la recherche et le développement. L’entreprise a énormément de mal à maintenir ces efforts de R&D.
Jean-Marie Lavalou : « En effet, nous souffrons depuis plusieurs années d’une dégradation importante et constante des conditions de production du cinéma français.
En 2008, nous avons investi massivement dans le projet Louma 2. Ce projet est un effort de longue haleine et nous avons malheureusement observé au fil du temps que l’utilisation de grues sur les longs métrages français est une pratique de plus en plus rare.
Tout semble se passer comme si, sous la pression des producteurs, les équipes techniques pratiquaient l’autocensure et renonçaient à demander de la machinerie grue. Là où un producteur anglo-saxon considère un plan grue comme un atout pour son film, le producteur français semble vouloir éviter par tous les moyens l’utilisation de grues sur le film. Il y a quelques années, les longs métrages à budget moyen avaient quelques jours de grues par long métrage. Cela devient extrêmement rare de nos jours.
Et pourtant, cette frilosité nous semble une attitude non fondée quand on considère que le coût moyen d’une journée de Louma 2 (technicien compris) est de 3 000 € comparé à un budget, même modeste, de 3 millions d’euros. Tout ceci contribue à un appauvrissement général des productions françaises. »

Jean-Marie Lavalou a le sentiment que « d’une manière générale, hormis quelques rares exceptions, les techniciens de l’industrie mettent leur aspirations en sourdine de peur de faire des vagues. Non seulement cela appauvrit nos métiers et notre industrie mais cela contribue insidieusement à faire de ces techniciens les pions anonymes d’une industrie qui est en train de perdre son âme. »

Conclusion
Ces trois sociétés créent avec passion des produits pour notre travail. Elles ont en commun le fait d’être dirigées par des hommes exigeants. Elles ont une renommée internationale, ont reçu de multiples récompenses et, malgré cela, ont une faible représentation en France.
La réalité est qu’il est parfois très difficile de trouver les produits de Transvideo et de K5600 sur le marché français. Quant à Loumasystems, les qualités et les évolutions passionnantes de la Louma 2 semblent réservées au marché international.
A travers ces constats pessimistes, il faut faire la part de ce qui est lié à la crise en général mais aussi à la dégradation des rapports sociaux et du bouleversement de nos métiers.
Comment maintenir un tissu industriel de qualité face à une concurrence qui propose des produits (souvent copiés) à moindre coût ?
Les loueurs aussi sont dans la tourmente. Comment continuer à investir quand le matériel évolue tous les trois mois ? Comment se positionner face à une production cinématographique disparate et dans un "marché" de plus en plus sauvage ?

Prendre la défense de ces entreprises françaises qui innovent est une mesure de salut public. Ce débat concerne aussi les producteurs, les réalisateurs et les directeurs de production.
La qualité de nos images et de nos sons provient aussi de nos outils. Ne pas défendre ces derniers et les entreprises qui les fabriquent nous condamne à être victimes du moins-disant de la production audiovisuelle et de la dégradation de nos métiers.
L’AFC souhaite organiser rapidement une table ronde avec tous les acteurs concernés et réfléchir ensemble à des stratégies communes. L’enjeu est de ne pas laisser disparaître ce formidable réseau de création.
L’avenir du cinéma dans notre pays en dépend.

Note :
Très récemment, un point très positif est apparu : le co-développement entre Arri et Transvideo du StarliteHD5-Arri.