le passage des extérieurs aux intérieurs...

La Lettre AFC n°125

Projection d’un extrait de Born Romantic de David Kane


R. A. : Le travail de repérage, c’était de choisir les trajets de nuit, les lieux pour lesquels on aurait des autorisations. Et finalement c’est pour ça aussi que j’avais décidé de faire beaucoup moins de voiture-travelling. Car quand j’étais dans la voiture, on pouvait se passer d’autorisation puisqu’on n’avait pas de lumière extérieure et on n’avait rien qui dépassait de la voiture donc on n’avait aucune autorisation à demander. On pouvait aller n’importe où. On savait aussi à quelle heure les vitrines s’éteignaient et on travaillait en fonction de ça.
Ce que j’ai trouvé intéressant dans la préparation, c’est le passage des extérieurs aux intérieurs. On commence par l’intérieur qui est le club de Salsa, et on passe dans une nuit sombre avec un chauffeur de taxi noir qui trimballe des gens et qui les ramène du club. Il n’y a pratiquement pas de séquence de jour. C’est le taxi la nuit, les trajets aller-retour du club et ce qui se passe dans le club et les rapports entre tous ces gens.

C’est tourné à Londres, avec de la Fuji 400 (le club) et 500 (ext nuit), car en plus il fallait bien voir la ville.
J’ai fait beaucoup d’essais, parce que j’étais inquiet parce que quand tu lis un scénario qui se passe dehors dans une nuit noire, dans un taxi, avec un chauffeur noir et que ça se passe dans le quartier le moins éclairé de Londres (East End), tu te dis qu’il faut faire des essais.

Comment éclairiez-vous l’intérieur de la voiture ?

R. A. : C’était des petits fluos. J’avais un cadreur, donc la plupart du temps j\’éclairais à la main ces plans, en étant juste à côté de la caméra. Alors la difficulté c’est qu’il y a beaucoup de monde qui veut rentrer dans ces voitures quand on tourne. Le metteur en scène est maintenant dans une voiture derrière avec un HF, l\’ingénieur du son aussi peut être dans une autre voiture et il y a un micro fixe. Mais quelquefois je tenais le micro aussi pour pouvoir rester dans la voiture.
Ce qui est intéressant aussi c’est que toutes les lumières extérieures marquent, (Photo 9) vous voyez sur son visage, il y avait un toit ouvrant. Si j’avais éclairé plus, ça aurait gommé tout ça. J’ai poussé cette pellicule énormément.

E. G : Tu as éclairé en fluo naturel ou tu as mis une gélatine sodium ?

R. A. : Très peu de gélatine ; pour quelques gros plans dans la rue je me baladais avec une lampe sodium, dans les voitures, on mettait un demi ou un quart de 85. On n’a pas du tout travaillé au thermocolorimètre.

Il y a des plans de nuit, qui sont tournés directement et j’ai rarement vu des choses où l’on voit aussi précisément Londres. J’ai poussé énormément : on gagnait deux diaphs et il n’y a pas beaucoup de grains. C’était développé par Deluxe, un excellent laboratoire. C’est pour ça que j’arrive à avoir toutes ces lumières qui se mesuraient à peine. Si tu regardes juste avec la cellule, tu te dis que tu ne peux pas tourner.
C’est très important de voir à l’œil car si on veut garder ces petites taches, cette réalité de ces lumières qui passent, de ces lampadaires qui éclairent vraiment, de la brillance, mais surtout de ce qui se passe dans la voiture qui change selon les passages de vitrine ou de rues plus ou moins éclairées... Tout ça lorsqu’on éclaire lourdement avec une voiture travelling ça n’existe plus.

Dans cette séquence (voiture garée près d’une pharmacie), le fond n’est pas rééclairé. Toute la séquence a été très rapidement éclairée, on a juste placé l’enseigne lumineuse de la pharmacie (parce qu’il n’y avait pas de pharmacie) et on l’a déplacé suivant les plans pour qu’elle soit en reflet et qu’on sente cette présence. C’est une voiture arrêtée donc c’est plus facile à éclairer, il y a peut-être un projecteur sur le trottoir. J’aime faire ce genre de chose : trouver une situation sur laquelle j\’interviens très peu.

P. L. : Lorsque tu travailles à la préparation du film, il ne faut pas imaginer trop précisément ce que tu veux obtenir et te créer des contraintes inutiles. Parce que si l’on s’enferme dans trop de précision, on risque d’être très vite déstabilisé, sauf avec certains metteurs en scène. Quand on a fait La Chair de l’orchidée, le mot d’ordre de Chéreau, c’était : « Je ne veux jamais voir le soleil ». On a fait des repérages en conséquence parce qu’on tournait en juillet et août, et pour ne pas voir le soleil en août et avoir la pluie, le brouillard, le temps gris, moi cela me paraissait complètement fou. Mais je lui ai dit : « On va essayer ». Et l’on a fait tous les repérages avec des heures précises, on a eu des lieux tournés dans trois endroits différents pour être tout le temps sur des façades soit à contre-jour, soit au nord, ou bien utilisées après la disparition du soleil. Donc on a constitué des décors avec uniquement des morceaux axés nord. Je lui ai dit que c’était la seule solution. Et puis il faut compter un peu sur le Bon Dieu, espérer qu’on aura des jours gris. Chéreau disait : « Je ne veux sentir et voir le soleil que dans le dernier plan du film », alors nous avons fait un faux et vraisemblable soleil au 8e étage d’une chambre d’hôpital. Il a eu de la chance que la production assume, parce qu’évidemment c’était d’une complexité très coûteuse.

E. G. : Ce qui est assez passionnant dans ce que tu dis c’est qu’à un moment donné il y des metteurs en scène qui vont tourner en extérieur et qui ne veulent pas en fait avoir affaire avec la lumière du jour, d’une certaine manière ...

P. L. : Oui c’est-à-dire une lumière du jour domptée.

R. A. : Ma grande angoisse d’opérateur justement, c’est de refaire du soleil. Je crois que je n’ai pratiquement jamais réussi à le faire bien. Sauf sur un très gros plan ou sur des inserts évidemment mais faire un plan un peu plus important c’est vraiment très difficile. Tu vois dans l’American Cinematographer des chefs op’ qui rattrapent ça à 20 h et qui sont repris pour le film suivant car ils y arrivent. Ils ont du gros matériel et je ne sais pas comment ils font. En fait si, parce que lorsqu’on voit les films ce n’est pas toujours très bien. J’aimerais bien savoir ce que vous en pensez ? Pour moi la meilleure méthode est d’attendre que le soleil revienne.

E. G. : Ce qui est important, c’est de savoir dès la préparation, si le réalisateur va accepter de jouer le jeu de la lumière solaire. Tout dépend de l’endroit où l’on tourne. Si on tourne sous un ciel africain, soleil ou pas soleil, c’est une telle différence, un tel écart que c’est incontrôlable. Même l’étalonnage numérique ne peut rien faire. Si vous êtes sous des cieux européens presque londoniens, les choses sont différentes parce qu’on sait que le soleil est moins puissant, le contraste est moins violent. En Martinique par exemple, c’est impossible de tourner lorsqu’il y a un nuage, tout devenait gris, sale. Parfois le matin, on sent qu’il y a du soleil mais que ça ne va pas durer. Il faut anticiper ce problème. On évite alors d’avoir le soleil dans le dos, c’est-à-dire qu’on évite les axes avec une saturation de couleur maximale. Comme ça on sait que si ça se dégrade un peu, on pourra mieux compenser la perte de contraste.
Mais toi, tu as réussi à faire des films où effectivement on sent qu’il y a un contrôle total de la lumière du jour. Je suis d’une génération où j’ai plutôt fait des films volés et à petits budgets, plus de la débrouille. Ce que je trouve extraordinaire, c’est d’avoir des metteurs en scènes qui ne vont pas vouloir s’accommoder de la lumière du jour et cherchent à la reconstruire.

P. L. : Mais ça c’est très rare, c’est parce c’était le premier film de Chéreau, il sortait de l\’univers du théâtre où il dominait tout, il faisait avec André Diot une lumière absolument superbe, où l\’on devinait les choses, c’était magnifique. C\’était formidable, les premières pièces de Chéreau, toutes éclairées en effet contre-jour, avec pratiquement pas de face. Quand il a fait ce film, il s’est mis dans la tête qu’on ne verrait pas le soleil et il a tenu mordicus, cela prenait parfois des proportions graves au niveau du plan de travail. Mais globalement, tout le monde a l’impression qu’on a fait ça en plein hiver.

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