À Jimmy Glasberg
Par Philippe Ros, AFCJ’ai eu la chance de rencontrer Jimmy en 1980, quelques années avant la fin de ma carrière d’assistant. J’étais alors habitué à travailler avec des directeurs de la photo anglais et un français, Bernard Lutic, lequel par son non-conformisme et ses recherches, avait déjà pas mal bousculé mes idées sur la technique et l’artistique.
Jimmy a continué de me bousculer, ce n’est rien de le dire !
Par son travail sur la rythmique, les couleurs et l’image, il a totalement modifié mon chemin et même ma vie. Son rapport au documentaire et notamment au documentaire musical m’a poussé à travailler comme réalisateur-opérateur dans la musique pendant plusieurs années (un métier que j’aurais aimé garder toute ma vie mais, malheureusement, un métier peu lucratif !).
Pour comprendre l’influence, le talent particulier de Jimmy, il faut remonter aux années 1967, à la fameuse tournée Stax de Sam & Dave et d’Otis Redding en Angleterre. Filmé en noir et blanc 16 mm, les plans-séquences que Jimmy a littéralement performés sur scène avec un objectif fixe 16 mm sont à mon avis des références pour tous ceux qui s’intéressent au travail de la caméra portée et du rapport du cinéma à la musique.
Les quelques photogrammes ci-dessous ne donnent qu’une petite idée du rapport hypnotique que l’on ressent à la vision de ces films.
La transe permanente des chanteurs de soul musique est totalement sublimée par la proximité de la caméra et de sa dynamique. Le contraste du noir et blanc, les plans illuminés par les flares si particuliers de ce film donnent à cette danse de la caméra un aspect quasi hallucinatoire. On est à la frontière de l’œuvre plastique, une œuvre dont les mouvements, les enroulés très coulés, les panoramiques filés extrêmement rapides terminant très précisément sur de très gros plans, sont, par moments, à la limite de l’abstraction. Le tout avec un parfait respect de la rythmique, ce qui pour chacun des morceaux filmés en plan-séquence, représente un exploit quand on sait qu’il n’y a pas eu de répétition. Jimmy s’est jeté sur scène et n’a fait confiance qu’à son intuition de cameraman documentariste.
Alain Coiffier, dans son hommage sur le site de la CST, rappelle avec justesse la définition que Jimmy donnait de lui-même : « Je suis un filmeur drogué ».
Ce film a été pour moi une révélation. Cette approche instinctive, à fleur de peau, de la musique, nous a permis, à moi comme à de nombreux autres "filmeurs", d’appréhender différemment le travail sur scène, au plus près du musicien ou de l’acteur.
Écouter le rythme du phrasé d’un acteur permet de décider du rythme de la caméra et aussi de la couleur d’un plan. Et même si l’acteur ne parle pas, le suivre instinctivement par rapport à sa gestuelle est devenu pour moi un réflexe, grâce à Jimmy.
Par la suite, j’ai eu la chance d’assister Jimmy sur de nombreux films musicaux et cela m’a permis, évidemment, de me déniaiser sur la vision très technique du suivi de point que j’avais, pour passer à la vision rythmique de ce métier : le point instinctif ou intuitif. Les conseils de Jimmy m’ont ouvert la voie et m’ont permis de travailler facilement avec Claude Lelouch et surtout avec Robert Altman où les plans-séquences au 35, 75 puis 100 ou 150 mm se faisaient sans répétitions.
« Ne pointe pas, écoute et suit au point » était une des recommandations de Jimmy.
Plus tard, il m’a choisi pour ce qui a été mon premier long métrage au cadre : Le Lien de parenté. Ce film de Willy Rameau a été tourné en Provence en 1985 et a représenté une aventure unique. Le film est passé inaperçu malgré la présence de Jean Marais dans son dernier rôle principal au cinéma.
Film de petit budget, il a cependant été tourné en Panavision CinémaScope grâce au mécénat d’Albert Viguier, alors directeur de la maison de location de matériel Alga Panavision.
Avec le réalisateur et Jimmy nous avons fait le choix - budget oblige - de n’utiliser que trois objectifs fixes : le 35 mm, le 75 mm et le 150 mm. Jimmy a commencé à noter sur une grande feuille le déroulé du film en tonalité pour la couleur de l’image des séquences et, de mon côté, j’ai inscrit les lignes de force et d’intensité pour le cadre.
Tournage en extérieur en dessus des gorges du Verdon et en studio à Paris pour les intérieurs, plus quelques jours en équipe réduite à Londres.
Jimmy était alors en pleine recherche pour modifier les couleurs afin de trouver une alternative au Technicolor : à cette époque, pas d’intermédiaire numérique pour manipuler les contrastes et les couleurs. Il avait entendu dire que des filtres au Didymium* étaient utilisés par l’armée israélienne.
* Le Didymium est un mélange de deux métaux issus de terres rares.
Ils permettaient de renforcer les primaires, notamment le rouge mais en atténuant très fortement le jaune. Aussi, Jimmy avait fait fabriquer à New York le filtre D, un filtre avec un dosage particulier de Didymium. L’effet ne ressemblait pas tout à fait au Technicolor mais magnifiait parfaitement les rouges et les bleus sur les émulsions Kodak. On retrouvera ce filtre quelques années plus tard, mais plus "assagi’" chez Tiffen sous l’appellation "Enhancing Filter".
Les débats sur le film étaient toujours basés sur la question : quel est le parti pris ? Pour le réalisateur, il n’était pas question d’une lumière naturaliste. Adorateur de la lumière provençale, Jimmy tenait justement à lui donner une esthétique particulière. Nous n’avions pas les moyens d’avoir un groupe électrogène, aussi toutes les lumières à l’extérieur de la ferme étaient créées par les camions de régie dont les flancs étaient équipés de réflecteurs qui se déployaient. Ils offraient ainsi de très puissantes directions de lumière… mais aussi de formidables prises aux vents violents de la région. Un véritable défi, aussi bien pour Pascal Pajaud, le chef électricien, que pour Alain Benoist, le chef machiniste, qui devaient haubaner les camions ! Les effets latéraux donnés par ces réflecteurs n’étaient pas sans rappeler le style de lumière de Conrad Hall dans le western Les Professionnels.
Pour les intérieurs, seul le spectre de couleur d’un arc pouvait satisfaire la vision de Jimmy. Autant dire que le producteur s’est arraché les cheveux tout au long des 12 semaines de tournage de ce film quasi expérimental.
Tout cela se passait dans une formidable ambiance donnée par le réalisateur et, surtout, par Jean Marais qui observait avec malice et complicité tous les débordements de ce film.
Jimmy et moi, nous nous nous rendions sur le plateau en écoutant alors "You’re Under Arrest", le dernier album de Miles Davis, et le débat portait sur la manière de filmer ce type de musique, le jazz fusion. L’obsession de Jimmy était de trouver des solutions pour filmer toutes les rythmiques afin que le spectateur soit toujours embarqué par la caméra.
J’ai effectué avec Jimmy de nombreux voyages à l’étranger, toujours nourris de longs débats théoriques concernant le pouvoir de la caméra sur l’inconscient du spectateur. Sa phrase fétiche : « L’image n’a pas de loi, mais il faut trouver des règles » était l’objet de nombreuses interprétations.
Bien évidemment les références à L’Homme à la caméra, de Dziga Vertov, étaient toujours données comme base de ces discussions, mais cela se terminait très souvent par des rires. Impossible, malgré sa passion dans ces échanges, de se prendre au sérieux avec lui.
Nous avons continué à partager des films, des livres et des points de vue, notamment sur son travail avec les caméras de poing. Il y a peu de temps, il s’enflammait encore contre une série musicale dont le travail de la caméra ne le satisfaisait pas : « Que fait ce cameraman ? Il n’y a qu’un seul maître : la musique ! ».
Pour tous les gens qui ont travaillé avec lui, Jimmy Glasberg a donné l’image d’un homme extrêmement ouvert, toujours en recherche, passionné par toutes les formes d’art. Il était aussi un homme d’une profonde humanité, avec le regard acéré d’un documentariste. Il expliquait toujours qu’un cameraman ne doit pas prendre l’image des gens s’il ne donne rien en retour.
Jimmy m’a beaucoup donné, c’était un ami et il va sacrément me manquer.
(Janvier 2023)