A propos des petites caméras et du reste

par Emmanuelle Demoris

La Lettre AFC n°132

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La caméra est trop petite pour reposer sur l’épaule. C’est donc la main et l’avant-bras qui la portent. Difficile de relier l’œil à la main. Regarder est un mouvement qui engage le corps vers l’extérieur mais tire en même temps vers l’intérieur, parfois jusque dans le cou et le dos, le regard tirant sa tension de la poitrine où ça respire. Difficile de loger cet élan dans la main, qui caresse plus qu’elle ne vise. On finit par repousser les nerfs de l’œil jusque dans l’avant-bras et les doigts. On la sent, la pensée qui se déplace dans le corps. Etranges crampes localisées. Les avant-bras et les doigts sonnés en fin de journée. Difficile de devenir une danseuse balinaise.

Seule la main fait corps avec la machine. Plus besoin d’appuyer le visage sur l’œilleton pour empêcher la lumière d’y entrer comme dans les caméras film. L’écran qui se déplie sur le côté de la machine permet même de voir le cadre sans être collé à la caméra. Du coup, hormis le bras droit, le corps jouit d’une bizarre liberté, qui lui permet d’exprimer des choses. De plus, comme la caméra, petite, ne vous cache pas, la personne filmée vous voit. Ça vous donne une certaine marge comme acteur dans le hors-champ. Vous pouvez parler ou bouger. Mais pas trop, pour ne pas compromettre la stabilité de la caméra. Et voici une dissociation dans le corps. Le visage s’anime tandis que la main reste stable. Le rire s’étrangle à la gorge pour ne pas secouer les épaules. La bouche parle mais sans entraîner ces gestes des mains qui scandent la parole. On se retrouve contraint à un drôle de jeu minimaliste dont l’expressivité réduite a souvent pour effet d’entraîner une paralysie semblable chez l’interlocuteur que l’on filme. Alors la main gauche prend le relais. Elle se découvre une vocation rhétorique et assume maladroitement ces gestes refoulés des deux bras et des épaules. Le visage et la main gauche acquièrent une sorte d’autonomie ; ils écoutent, provoquent, accueillent l’événement tandis que la main droite filme. L’écart est constant. La main droite calcule parfois plus. Elle change la valeur du cadre ou isole un détail tandis que le visage continue à parler de tout et de rien ou à écouter sur le même ton. Parfois, le contraire. Le visage fait basculer une situation que la main droite n’a plus qu’à attendre. Cette dissociation travaille en permanence car ce sont là deux distances très différentes à la personne filmée. Le corps expérimente qu’il y a ces deux actions et pensées distinctes, celle qui provoque, met en scène l’événement et celle qui le filme. Ce n’est pas parce qu’un échange se fait à voix basse, en confidence, que l’on a forcément envie de le filmer de près. Ce serait aplatir les distances les unes sur les autres. On expérimente à chaque minute ces décalages comme des pertes d’innocences répétées. Comme à constater que l’on ne fait pas un avec soi-même.

(Peut-être se repeuple-t-on ainsi de l’intérieur pour lutter contre une forme de solitude générée, entre autres, par ces petites caméras. Il n’est pas aisé de faire assumer au corps un travail habituellement collectif. Il y a à résister pour ne pas aplatir les distances. Ce n’est là qu’un exemple des formes d’isolement dans le travail qu’engendrent l’informatisation et la miniaturisation. Change la façon dont se déplacent les énergies et les pensées à l’intérieur des corps. C’est vrai dans les bureaux et dans les banques. Mais quand on se prend à mesurer l’ampleur du changement sur la fabrication et la vie d’un film, la déprime gagne. Le cinéaste peut filmer en autarcie, le monteur peut monter seul (le montage virtuel tendant à supprimer l’assistant monteur) et le spectateur peut voir le résultat tout seul devant sa télévision (ou, pour reprendre une formule de Gilles Jacob, dans un train sur son ordinateur équipé d’un lecteur de DVD...) Et puis, si on rajoute une louche de Benjamin, quelques propos bien sentis sur la perte (moderne) de la faculté d’échanger des expériences, on commence à songer au suicide. Mais ce qu’il y a de remontant dans l’affaire qui nous occupe, c’est qu’il y aura toujours, enfin pour un bon bout de temps, des humains devant la caméra. Et c’est peut-être par là qu’il faut commencer, par ce nécessaire rapport à l’autre, pour combattre le risque de déprime inhérent à la pratique autarcique).

Revenons à notre dissociation. Il arrive donc que la main droite varie, ajuste et anticipe à toute berzingue, tandis que le regard et la main gauche se gardent d’exprimer quoi que ce soit, pas même un signe d’écoute. Vous dissociez. Et ça se voit. Ça n’a rien de limpide pour la personne filmée qui perçoit la chose et se retrouve dans une situation difficile. Car il est admis tacitement que, puisque vous êtes celui qui parle et filme, votre usage de la caméra doit être solidaire de vos paroles et affects. Un soudain écart vous rend un peu incompréhensible pour la personne filmée, qui se demande pourquoi vous pensez une chose avec la main et une autre avec votre visage. La personne se demande ce qui se passe. Elle peut penser que vous faites n’importe quoi. Ou vous prendre pour fou. Si elle est en train de parler et que soudain vous la quittez pour panoramiquer sur autre chose, elle peut vous regarder avec une certaine inquiétude. Parfois, elle pense qu’elle a failli à sa mission, qui serait de retenir l’attention de la caméra. Un gardien de cimetière au Caire résolvait cet épineux problème en allant systématiquement se mettre dans le champ dès que la caméra le quittait, la scène virant à la partie de cache-cache. Il m’a fallu souvent expliquer les raisons de tel ou tel écart, ce que je n’ai pas eu à faire lorsque nous étions deux (ou plus) pour filmer.

Si l’on est deux (disons un qui " réalise " et l’autre qui filme), il est d’emblée manifeste que ces deux actions sont différentes, celle qui provoque et celle qui filme l’événement. Que ces deux pensées ne sont pas calquées l’une sur l’autre. Et que la fabrication du film procède de ces disjonctions. A concentrer ces deux fonctions sur une seule personne, on tend à identifier mise en scène et filmage. Car le corps de qui filme est perçu comme un bloc univoque chargé de porter d’un seul geste le sens du film. Les expressions de ce corps sont alors interprétées comme des intentions univoques de sens valant pour le film à venir. La panique gagne si la main qui filme et le visage qui exprime cessent d’être redondants. Quelque chose du rapport de confiance est mis en danger. Mais confiance n’est pas le mot juste. Complicité presque. Pas exactement non plus.

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C’est bien la nature de ce rapport que je cherche à préciser car c’est là ce qui est modifié par le dispositif que permettent les petites caméras et leur usage solitaire. Ces décalages entre la présence et le filmage provoquent d’interminables questions sur les intentions de mise en scène. Cela demande donc un temps d’explication, qui peut être intéressant ou pesant, c’est selon. Mais cet échange modifie la posture de la personne filmée, qui se pose dès lors comme étant à même de décrypter vos agissements et se propose d’en être solidaire, complice. Cette entente est partielle car on laisse de côté le sens qui sera produit au montage. Mais à partager ainsi les intentions de production de sens, on se retrouve en quelque sorte " du même côté ". De quoi ? Cela dépend, les limites se déplacent au gré des rencontres. Ce qui se met là en place est plus un rapport de connivence que de confiance. Une adhésion, une identification, plus qu’un accord global et préalable.

J’avais tourné auparavant en 16 mm et les gens que je filmais posaient moins de questions. On arrivait vite à un accord un peu général. Valeur marchande d’abord. La taille de la caméra laisse supposer que vous avez réuni de l’argent pour mener à bien votre projet, donc qu’un certain nombre de gens accordent un certain crédit à cette affaire. Première caution. Ensuite, on vous attribue un minimum de savoir-faire technique, aura de mystère qui vous évite pratiquement toute question relative aux mouvements d’appareil. Une petite caméra proche de celles utilisées pour filmer les loisirs produit une réaction différente. Les gens se fantasment comme étant à votre place. D’où cette demande de partager pleinement et jusque dans le détail les intentions censées être les vôtres. Cela est vrai jusque dans des bidonvilles égyptiens où personne n’a de caméra ; chacun s’y rêve pourtant comme filmant sa propre histoire. C’est le prolongement des albums photos que l’on sort des tiroirs. Nous sommes devenus les journalistes de nous-mêmes. On n’a pas fini d’en mesurer les conséquences et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a du boulot pour sortir des jeux de miroir.

Une grosse caméra laisse aussi supposer que vous n’avez rien à cacher, que vous avez toutes les autorisations, morales ou administratives, nécessaires. Une caméra que l’on peut trop facilement et trop vite cacher dans un sac fait de vous un possible voleur d’images, un malfaiteur, un espion déguisé en touriste. Ou alors, elle évoque un dispositif de surveillance, destiné à traquer lui aussi en douce. Les gens savent que tout peut devenir spectacle. C’est plutôt bon signe qu’ils ne se soient pas habitués à ce que n’importe quel touriste filme n’importe quoi, n’importe où et n’importe comment. La petitesse de la caméra fait presque de vous un clandestin. Pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur, et s’instaure la complicité. Pour le pire, et vous serez vécu comme un ennemi. La taille de la caméra rend les gens un peu paranoïaques. On les comprend. Brigitte Roüan racontait comment, pour le tournage d’un téléfilm, elle avait caché cette petite caméra, afin d’avoir un arrière-plan " documentaire " autour de ses acteurs. Et comme la scène se passait à Pigalle, des gardes du corps, cachés eux aussi, veillaient au grain. Car la découverte de la caméra aurait pu fâcher (et pas seulement la corporation des figurants privés d’emploi mais plutôt les personnes filmées à leur insu). On se demande parfois si la seule différence entre fiction et documentaire ne tient pas à ce que ce dernier ne paie pas ses " acteurs ". Ce n’est pas une boutade. On y reviendra. Car cette frontière-là est en train de se déplacer. Le cas d’" Etre et avoir " en témoigne. En tout cas, on comprend qu’une simple confiance préalable et globale ne suffise plus. Et qu’il faille aller jusqu’à la connivence.

A se sentir ainsi de connivence avec vous, la personne filmée se met souvent à jouer selon ce qu’elle pense être vos intentions, comme pour entrer dans votre rêve. Très vite, viennent des sous-entendus, accords implicites, comme si la petite machine nous liait dans une forme de secret, qui a ses codes. Trop vite, il faudrait se connaître plus. Quand la personne filmée s’essaye à pénétrer votre rêve, qui est déjà pour elle rêve de film, on sent passer à travers elle des images de télévision dans lesquelles elle se projette. Ça installe une curieuse tonalité. Drôles d’intimités immédiates. On prend le ton de la confidence mais on sait très bien qu’il y cette caméra qui est là pour transmettre à d’autres personnes. Mais ces tiers restent abstraits car la caméra n’est pas une personne. Aussi la donne est un peu fausse. S’installe un type de jeu mi-vrai mi-faux, qui conserve une part d’intimité du rapport qui s’est établi à vous seul, tout en l’exagérant, en le surjouant, ce qui le vide. Intimité grandiloquente, qui rate autant l’intériorité que la projection de la présence. Au pire, on tombe dans un ton proche de celui des acteurs du Loft, qui tentent cet exploit de mettre à nu leur vérité tout en se conformant à ce qu’ils croient être les attentes d’une télévision dont le rêve serait " Hélène et les garçons ". La présence ainsi offerte ne s’adresse pas à ces inconnues que sont la liberté du cinéaste et celle du spectateur, elle s’offre à un voyeurisme calculé, que l’acteur prévoit et dont il souhaite contrôler le résultat. C’est un ton caractéristique de la télévision. Dire que les gens y sont " en représentation " ne suffit pas à le décrire. Car il repose et fait entendre ce sentiment que nous sommes dans un espace familier, commun, à l’abri. Un cocon. Il a parfois d’étonnantes brèches, moments de grâce, où quelque chose passe, de maladroitement offert. C’est très rare. Peut-être ce ton-là est-il l’aboutissement de que Rossellini désignait comme cet effrayant désir d’être " le plus enfantin possible ", envers complice de la cruauté vaine du monde. Ça a à voir avec cette idée, que nous sommes devenus les journalistes de nous-mêmes. On entend parfois des Parisiens parler comme ça aux terrasses des cafés. Et ça fait un drôle d’effet. Comme si la télévision avait gagné de l’intérieur. On met du temps à sortir de ce ton-là, à l’estomper, à en conserver parfois des bribes, des moments.

Ce qui aide à torpiller ce ton, en tournage, c’est la présence de tiers. Celui qui cadre, celui qui traduit, celui qui perche [1] . La caméra a beau être minuscule, l’irruption d’un zouave muni d’une perche de deux mètres au bout de laquelle se trouve un micro rappelle les conditions de la représentation et en donne l’espace. Donne un auditeur aussi, un premier témoin. Idem pour les traducteurs dont l’écoute et la présence sont aussi importantes que les mots qu’ils transmettent. On vous questionne moins. On suppose que si vous êtes deux déjà à partager votre rêve de film, c’est que vous ne faites pas tout à fait n’importe quoi. On sort plus vite et plus facilement de ces paroles qui, voulant coller à votre rêve, se prennent aux miroirs d’un rapport en face-à-face. Les présences se font plus offertes. Les corps se redressent, les voix se timbrent, on quitte le murmure des alcôves. On parle plus loin, à un autre imprévisible, à des autres. Il ne s’agit pas d’émettre ici des recettes ou des lois générales, juste de constater que l’intimité du tournage n’a rien à voir avec l’intimité du plan. Ces situations sont des moments. Il arrive de passer par là, par ces tiers, pour revenir au rapport seul à seul, au face-à-face, transformé.

On peut chercher comment sortir des méandres de la connivence, il n’en reste pas moins que l’on constate ce durcissement global de la posture des personnes filmées, promptes à se déclarer complices ou ennemies. Ce qui se rigidifie là, c’est la distance entre qui filme et qui est filmé, c’est-à-dire l’ensemble du rapport, les deux postures. Et ça affecte les films. Pierre Carles a su jouer de ces extrêmes pour en faire un genre. La caméra tour à tour joue la connivence (avec Bourdieu, par exemple, plus complice que personnage du film) ou la refuse pour jouer " en contre " en se cachant, en piégeant ceux qu’elle filme. Ce que le film propose, c’est une connivence du filmeur au spectateur, tour à tour contre ou avec les personnes filmées. Cette connivence se crée sur le fond d’un mépris à l’égard de ceux qui en sont exclus. On ne peut pas dire que ces injonctions laissent une grande place à la liberté du spectateur. Un peu caricatural mais instructif sur le procédé. Cette rigidification des postures touche un champ plus large que celui du film autarcique à petite caméra. Voir " Bowling for Colombine ", plus fin que Carles, où la connivence se joue en permanence avec le spectateur contre la plupart des gens filmés. A l’exception de la séquence avec Marilyn Manson qui fait brutalement un appel d’air au beau milieu du film, qui l’éclaire.

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A l’inverse, il y a le ton de la connivence chaleureuse, intime et familière, fusionnelle parfois. Il est un fait que ce type de connivence s’installe plus facilement entre les membres d’une même caste. Et comme le lien social tend à se désagréger, ça finit par se limiter au champ des proches et de la famille. Comme si l’on ne pouvait plus filmer que " son " monde. Exemples parmi des centaines : le journal intime de Cabrera ou l’enquête familiale de Lapiower, qui, toutes deux, présentent " leur " monde (amant et enfant, ou famille), celui dans lequel elles vivent, où les personnes filmées sont de connivence avec leur projet (la famille est solidaire du désir filmique et social d’un de ses membres, ce qui dissipera sans doute l’inquiétude devant un mouvement de caméra). Avec l’usage des machines miniaturisées, le premier champ de connivence qui a été envahi d’abord par le documentaire, c’est celui de la famille, figures tutélaires des ascendants avec lesquelles le réalisateur est en connivence maximale (même si c’est donné comme tordu, névrotique et tout ce qu’on veut). On a croulé sous les découvertes de parents et de grands-parents. On filme sa caste et son héritage culturel, économique ou historique, au plus proche. Il est paradoxal que ces explorations en milieu fermé aient souvent été données comme des brèches ouvrant des minima d’expérience partageable, recollant quelque chose du lien social. Pas indifférent non plus que cette mode se soit développée depuis une dizaine d’années, alors que l’engagement politique bat de l’aile.

C’est une des vertus de " The Yards ", le très beau film de James Gray, que de montrer comment le capitalisme sauvage, libéral et maffieux, joue et défait les alliances jusqu’à ne conserver comme protections et valeurs que les seuls liens du clan familial. Les cinéastes documentaires ont semblé un temps être devenus des fils ou filles, héritiers rebelles ou dociles, absorbés par l’origine, comme seul engagement possible au milieu du désert, le " devoir de mémoire " venant donner des lettres de noblesse citoyenne à la valorisation de l’héritage privé. Combien de guerres, mondiales ou non, passées à la moulinette par cette mémé, héroïne insoupçonnée qui me faisait des confitures quand j’étais petit...

Parfois héroïques, parfois pathétiques, ces tentatives pour faire coïncider la grande et la petite histoire sont devenues une recette dans la grille du documentaire télévisuel. Dans le mille de ce par quoi Daney caractérisait la télévision : l’alliance du monumental et du domestique. Une recette à tel point que l’on pourrait imaginer d’en faire un exercice imposé des classes de cinéma dans les lycées. Peut-être est-ce déjà le cas. Le forçage de la coïncidence est souvent douloureux. Tous ces ascendants semblent craindre de finir comme Fabrice loupant magistralement l’Empereur à Waterloo. C’est pourtant une posture assez réjouissante et libérante face à la grande Histoire. Mais si la mémoire devient devoir, je m’engage solennellement à faire un film sur la Commune de Paris à travers l’expérience vécue et authentique de mes chers parents. A moins qu’ils ne se souviennent mieux de la nuit du 4 août 1792.

Ce qui se passe souvent, c’est que le destin ou la personnalité de Mémé n’ont rien de bien passionnant. Mais l’émotion ou l’intérêt tiennent moins à l’objet du film qu’à la place du narrateur, qui, bien marquée dans l’énonciation, témoigne du travail de connivence effectué par le cinéaste avec son ascendant. Ce qui donne du poids, ce n’est pas ce que dit telle ou telle grand-mère, mais que ce soit son petit-fils ou sa petite-fille qui soit en train d’obtenir cette parole-là, mettant en scène les silences, interdits ou pudeur qui se brisent (quel courage il a fallu pour lui poser cette question ! comme mémé aime bien son petit-fils ! quelle patience dans son récit !). Même observation sur le champ de l’histoire dite petite. L’amant ou le fils de Cabrera n’ont en soi pas un grand intérêt. Ils donnent surtout à voir leur malaise devant la caméra. Mais c’est justement là ce qui produit une certaine émotion. De compassion, d’admiration ou d’exaspération devant cette entreprise de la cinéaste qui s’entête à mettre ses tripes et son entourage sur la table. Et nous prend en otages, de cette connivence à laquelle elle nous convie. Au cœur de ce désir fou d’être le plus enfantin possible. On y opposera la première personne des journaux de voyage de Stendhal, lui qui disait l’utiliser pour " aller plus vite ", qui allait jusqu’à s’inventer en guise de préambule une identité et un nom de pacotille. Loin des " moi, je " valant par leur vécu donné comme authentique.

Que l’identification proposée au spectateur se fasse plus avec l’intériorité de qui filme, avec l’aventure et les moyens du tournage, qu’avec les personnes ou situations montrées, cela change aussi le discours sur les films, c’est-à-dire les champs du discours critique, de la production et de la diffusion. Le film de Lapiower est volontiers raconté comme l’aventure de la jeune actrice-réalisatrice auprès de sa famille, plus que ne sont évoqués les témoignages des personnes. On tombe dans la caricature avec le film, intéressant au demeurant, de Jennifer Dworskin, dont la présentation par voie de presse ne faisait que raconter comment la réalisatrice a côtoyé, à des titres divers et pendant plus de 10 ans, la famille qu’elle a filmée. Mais le film n’a rien à voir avec cela. Il est tourné sur un an et demi environ et raconte comment une jeune mère séropositive tente de récupérer son enfant, que les services sociaux lui enlèvent. " Ladybird ", somme toute. (Problèmes quotidiens : dès que vous racontez une anecdote qui vous est arrivée lors du tournage d’un film documentaire, on vous dit que c’est justement cela qu’il faut filmer, que ce qui vous arrive est bien plus intéressant que l’objet que vous avez choisi et face auquel vous avez pour votre part la politesse de vous faire un peu ombre. Je ne partage pas ce point de vue). Cette valorisation de l’expérience vécue du cinéaste va souvent de pair avec une valorisation aussi de sa solitude, donnée comme un moyen de " risquer plus ". Comme je l’ai dit plus haut, cela ne correspond pas à mon expérience, à moins de tenir le risque pour l’art de faire des sauts périlleux dans un cocon.

Misant donc sur l’aventure et les moyens du tournage, la rhétorique de la mise en scène se fait un devoir de rendre visible le processus de fabrication du film en jouant d’" effets de réel " (plus justement définis par Marc Chevrie comme " effets de bruts "), censés montrer que l’urgence, la tension et l’accident se trouvent du côté de celui qui tourne. Véritable plaie de ces dernières années, la caméra qui tremble représente le bas de gamme de cette grammaire des accidents. Où figure aussi en bonne place l’adresse du protagoniste du film au réalisateur, censée attester l’authenticité de la situation. Où le moindre décadrage devient scoop car il témoigne d’un imprévisible vacillement de qui filme et raconte. On est au cirque devant l’événement avec lequel le cinéaste nous montre bien qu’il ne triche pas. Le format mini-DV semble être devenu le label de cette posture ; on dit en ce cas que le support est adéquat au sujet. Ce qui la mise en scène vise là, c’est la tension propre au direct, particulière en ce qu’elle joue d’une urgence permanente, censée garantir l’unicité de l’événement et propre à capter à chaque seconde l’attention du spectateur, pris en otage d’un suspense calculé. Ce genre de chantage a commencé avec les larmes sur les plateaux des reality-shows, où l’animateur cherchait notre connivence pour nous donner à partager son attente. Ici l’attente se partage avec celui qui tourne, qui nous offre sa connivence, ses secrets. On retrouve la règle de base de la télévision : mettre le spectateur dans la confidence, ici celle de qui filme. En savoir plus que les gens montrés à l’écran et attendre le dénouement de ce savoir. Cette forme de " suspense permanent avec le réel " est bien l’arme de la télévision, qui a trouvé cette charge émotionnelle dopante pour clouer le spectateur dans son siège, le cinéma jouant moins cette carte car il table sur un spectateur qui a choisi de rentrer dans la salle et d’y rester un moment. On peut se demander ce qui reste de la liberté du spectateur à ce jeu. La télévision est faite de chaînes. Lars Von Triers a parfaitement compris le profit que l’on peut tirer de ce type de rhétorique au cinéma. " Les Idiots " est un modèle du genre, qui décline bien l’éventail de ses figures.

(Dans le champ documentaire, le chantage à l’effet de réel devient insupportable quand il y soumet le choix de son sujet et les corps qu’il filme, convoqués pour garantir que l’on ne triche pas. Des docu-soap montrent des gens qui maigrissent au fil des mois. L’érection, censée être la garantie suprême du non-mensonger - mais on a ici sous-évalué l’influence du Viagra - travaille curieusement plus le cinéma de fiction. En documentaire, cette figure s’apparenterait peut-être trop visiblement à de la télé-réalité. On n’en est pas encore à l’ethno-porno. Je crois que je préfère encore les vraies femmes à barbe dans les baraques foraines. Repenser à Pollet. Bouffée d’air au souvenir de " L’Ordre ". Où après avoir filmé, en noir et blanc, le visage insoutenable du lépreux, la caméra panote violemment vers la micro qui enregistre ses paroles au-dessus de sa tête. Refus de la prise d’otage et rappel des conditions de la représentation).

En gros, se développe une mise en scène vériste des effets d’énonciation, qui confère au cinéaste une plus-value émotive et artistique dans la mesure où il se signifie ostensiblement comme auteur à l’intérieur du récit. D’où s’ensuit une confusion autour du terme d’auteur, qui, imperceptiblement, change de sens. Grossièrement encore, on part de l’idée qu’une " politique des auteurs ", menée par les " Cahiers du Cinéma ", a fondé l’usage du terme en posant que des réalisateurs travaillant dans et pour l’industrie cinématographique pouvaient faire oeuvre d’auteur en vertu de leurs choix de mise en scène, qui sont choix de sens. Sans en référer à la littérature. Sans non plus que les cinéastes aillent revendiquer un statut " noble " d’artiste. Or dans le champ qui nous occupe, on est arrivé à une position radicalement inverse, où l’auteur est reconnu dans la mesure où il se sursignifie comme tel, où il se met en scène dans sa fonction, où il la rappelle par des effets de signature. De Ford ou Hawks, on est arrivés à Cabrera en passant par Cassavetes. Et des films comme " Sans Soleil " de Marker, films en première personne, qui avaient le charme léger de " caprices ", de " fantaisies ", libres, dans des trajectoires de cinéastes, sont devenus une figure de style obligatoire, éculée déjà au point de devenir la règle de commandes et de cases télévisuelles. Dans cette catégorie désormais importante, peu importe que le corps du film soit constitué de courtes séquences dignes du journal télévisé, le film sera dit d’auteur si une voix off en première personne l’accompagne, qui exprime les doutes et contradictions, douloureuses de préférence, de l’auteur.

Heureusement, la figure de style vieillit déjà et la mode commence à lasser. Mais cette posture d’auteur, encore valorisée à travers une part du discours critique, reste au centre des exigences des diffuseurs, ce qui pose parfois quelques problèmes quand on fabrique un film. On demande donc au réalisateur de faire ostensiblement œuvre d’auteur. Et cette injonction est aussi une demande de garanties, une façon de rendre le film prévisible. Après, ça se décline, il y a plusieurs voies.

Déjà évoquée, la voie du récit en première personne, qui assure une bonne unité prévisible du film. Les états d’âme de notre auteur seront au premier plan et pour peu que l’on connaisse le bonhomme, on voit à peu près la direction que prendra le film. Si de plus l’auteur en question filme ses proches, il les connaît suffisamment pour savoir un peu comment ils vont réagir. Il n’est sans doute pas très fréquent que votre grand-mère vous balance la caméra à la figure...

La seconde voie proposée est celle du fameux " point de vue ", fort, personnel, que l’auteur va assumer sur son sujet, et qui va permettre de déterminer avec certitude le sens du film, en amont depuis ses intentions, jusqu’au film fini. C’est encore une prééminence de l’auteur, son surplomb vis-à-vis de son objet, qui garantit la prévisibilité du film. " Point de vue " reste un mot plutôt gentil et assez noble. Pour un peu, il serait flatteur que l’on vous prie d’en avoir un. Mais très vite, et c’est là un point sensible autant dans le discours critique que dans celui des diffuseurs, on glisse vers la " position morale " de là, au " vouloir-dire " puis au " message ". Ici encore, les concepts de la Nouvelle Vague ont opéré un retournement tragique. De Moullet à Rivette, puis de Rivette à Godard, les considérations sur la morale qui est affaire de travellings (puis vice-versa) ont gagné le discours courant en se vidant de leur sens. On finira par dire que Pontecorvo a commis le crime de banaliser les camps de concentrations en faisant un travelling dramatisant et voyeur. Personne n’a vu " Kapo "... Mais on aura pris cette habitude de résumer la supposée morale d’un film en stigmatisant une figure de style qui devient son symptôme. Il n’est pas étonnant que l’exemple choisi soit celui d’un film assez moyen dont il n’y a pas grand-chose à dire.

On en vient à postuler que les dispositifs filmiques sont des machines prévisibles destinées à produire des positions morales, ou plutôt Une morale, celle du film. Se rêve ici une recette magique qui ferait coïncider les intentions et les actes cinématographiques, et qui délivrerait du message comme en un chapelet de saucissons. Comme la recette n’existe pas et que l’analyse filmique n’y suffit pas, on convoque souvent une " morale " explicitement énoncée par le cinéaste (en interviews ou notes d’intentions) dont on conclut froidement qu’elle se dégage du film... Il est de toute urgence de relire Sartre et l’analyse qu’il fait du " message ", précisément inventé pour neutraliser la littérature. Qui n’est ni univoque ni intentions de signifier. Qui se constitue de la rencontre entre la liberté de l’écrivain et celle du lecteur. Qui dira le " message " d’" Amère Victoire " ou de " Morocco " ? On s’habituerait à ce qu’un film ne soit qu’une idée alors que l’on est en droit d’en attendre à chaque séquence et à chaque plan. Qui dira le " message " de " L’Ordre " ? Les plans du film restent dans la mémoire. Visages ou paysages, ils donnent un espace de liberté au regard. Ils m’ont fait voir, c’est-à-dire penser, d’une façon à jamais nouvelle cette frontière censée séparer les malades des valides. " Bowling for Colombine " est plus univoque. La thèse reste, les plans s’oublient.

Je ne trouve pas mieux que les termes sartriens. Demander à un auteur de fabriquer un film en fonction d’un " message " prédéterminé, c’est interdire que ce film soit l’expression de la liberté du cinéaste s’adressant à la liberté du spectateur. Y ajouter, en documentaire, la liberté de la personne filmée...

Ce qu’on comprend ici, ce sont les nécessités du marché. On les comprend, les diffuseurs. Ils ont l’audimat au cul. Le spectateur peut zapper. De l’urgence (pour faire attendre la minute suivante) jointe à du suspense (pour faire attendre la morale finale), c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour l’accrocher. Il faut donc prévoir. La demande de prévision est devenue telle en matière de films documentaires que l’on voit fleurir des stages destinés à apprendre aux cinéastes comment rédiger le dossier magique qui donnera ces garanties de prévisibilités propres à convaincre (le terme exact est " rassurer ") un diffuseur. Je me suis renseignée. On vous dit bien qu’il n’est pas question de travailler sur la fabrication ou le sens des films mais sur l’art de prévoir en amont et de convaincre avec ces prévisions. De trouver l’argumentaire promotionnel. Vous arriverez bien par la suite à en personnaliser le " message " en faisant votre film mais c’est parfaitement secondaire. Ça délire sec. Quand ce sont les producteurs qui s’occupent de ce genre de dossier, on appelle ça " pitcher ". Je crois que cela vient de pichenette. On ne voit pas trop cette fois ce qu’il peut rester de la liberté de création à ce jeu-là. Et il n’est pas sûr que, même du point de vue de la rentabilité du système, ce calcul de prévisibilités soit le bon.

(Peut-être est-ce contre cela que je tiens à filmer ce quartier du Gebel de Gabbari à Alexandrie. Il résiste. Tout y est si précaire que nul ne peut prévoir le futur même proche. Quand j’ai fait part aux habitants du quartier de ces exigences de prévisibilité qui m’avaient été posées, ils ont éclaté de rire. Eux-mêmes ne sont pas en mesure de savoir ce qu’ils vont faire demain. Ils savent que cela fait aussi partie du film, de ce qui m’intéresse. J’ai beaucoup parlé avec eux de ce qu’est un film dit documentaire. La télévision égyptienne n’en diffuse que rarement. J’ai dit qu’il n’y aurait pas de voix off pour guider le récit. Ils m’ont dit qu’en ce cas, le film ne serait pas un documentaire mais une " histoire normale ", avec des personnages, et tout, et tout. J’ai eu beau faire, ils n’en ont pas démordu. Leur obstination m’aide à penser, quand je me retrouve ici avec les moyens de mon bord.).

Cet écrasement des films sous un message ou un point de vue sur le monde a affecté un autre concept. Je veux parler du " réel ", brèche libératrice qui sortit autrefois le cinéma des figures figées des studios. Car il est aujourd’hui convoqué pour désigner cette conjonction de la nécessité morale (il faut diable que le cinéma parle du monde, du vrai monde qui nous entoure) et de la mise en scène vériste [2] des effets d’énonciation (il faut bien que l’on sente le tremblement du direct et ce privilège qui nous est donné d’assister à son urgence et son intimité). Cette conjonction est devenue un des ingrédients de la recette de l’industrie qui veut du cirque. Dans le cinéma de fiction, l’" arrière-plan documentaire ", garantie de " réel " est devenu une tarte à la crème, tout aussi conventionnelle que les anciennes formes des studios.
Somme toute, ce réel dont on intensifie à dessein le caractère urgent, sauvage et brut, il y a grand besoin d’une morale pour l’ordonnancer. Et dans ce monde chaotique, qui n’attend pas, le film va nous aider à penser. Chouette alors. Pour un peu, on se dirait que les films ont une utilité sociale. Et " La Chartreuse de Parme ", alors, ça a quelle utilité ?

En attendant, les morales n’y vont pas avec le dos de la cuiller ces temps-ci. On a le choix des teintes éclaircissant le monde. Amélie Poulain nous assène que la nature humaine peut rester pure et bonne dans ce monde de fatalité libérale qui ne saurait affecter les intentions intemporelles et bonnes de l’âme noble. Virilio nous enseigne qu’au plus apocalyptique de la modernité, l’amour rachète la perspective nietzschéenne. La mode est à l’interprétation rapide du monde, au résumable. Les ostensibles surplombs de l’auteur en documentaire sont là aussi pour ça. Pour nous donner ces clés soulageantes. Pour nous mettre à l’abri. Par cette confidence d’un auteur qui nous fait découvrir " son " monde. Ou par son " point de vue " qui ordonne pour nous ce monde hélas si disloqué.

Si l’on quitte ces deux voies ouvertement subjectives, c’est aux sciences humaines que l’on va demander de se porter caution du réel montré. Autre surplomb, tissant les causalités entre les événements ou autorisant des généralisations à partir de faits montrés qui deviennent des cas. Universalité, dira-t-on. C’est un des mots que l’on entend le plus dans les bureaux des télévisions, toutes chaînes confondues. On recourt à l’anthropologie ou à la sociologie, plus qu’à l’histoire. Les événements passent à la moulinette des intentions. L’enfer est pavé. Je pense à la colère d’Eastwood qui fait dire à son personnage de " poor lonesome " journaliste en lutte contre sa direction éditoriale " Issues have killed facts ". Il veut la caser son histoire de Noir injustement condamné à mort. Et elle n’a de sens que s’il rentre dans le détail sans l’écraser sous un thème, " violence dans les banlieues " ou autre. Mais sa direction exige du thème. Il n’y a plus de place pour les faits.

On peut donc dire que le projet documentaire est encouragé dans la mesure où l’analyse qu’il propose des événements les précède et les surplombe. La fabrication des films s’en ressent. On parle à présent de " casting " lorsqu’il s’agit de trouver des personnes à filmer (" personnages " dit-on), qui correspondent aux hypothèses du sujet prévu. La question est dès lors légitime de savoir s’il faut rémunérer une personne convoquée pour incarner un thème préétabli. C’est bien là que blesse la polémique autour d’" Etre et avoir ". Philibert a raconté qu’il avait mis des mois à chercher son instituteur idéal avant de dénicher l’oiseau rare collant à son thème. On peut imaginer. Il fallait le trouver, le type capable de faire chialer aussi efficacement des gosses en direct, à coup d’injonctions contradictoires et impudiques. Il fallait le trouver, l’instituteur qui punit l’enfant dénoncé et non le camarade qui le dénonce, qui prône la " solidarité de village ", du terroir, contre le monde, inconnu donc hostile, de la ville, et qui affirme d’entrée que : « Ici, c’est moi qui commande ». Effrayant de réaction. D’abus de pouvoir. Ça n’a d’intérêt que d’aider à imaginer la France de Vichy. Mais c’est du solide. Le type ne dévie pas de sa ligne ; il tient sa classe, ce qui permet, sur un tournage en fait plutôt court, que les enfants soient cadenassés, vidés, réduits à l’état de marionnettes illustrant l’idée du film que porte à bout de bras cet instituteur que l’on voit fier d’être devenu metteur en scène en sa salle de classe. On ne pleurera pas sur les conflits d’intérêts actuels, qui n’étonnent guère au vu de l’idéologie populiste, même pas de gauche, du propos.

Mais cet ordonnancement du monde effectue aujourd’hui des raidissements plus inquiétants. Les différentes positions de surplomb en documentaire dessinent une place d’énonciation où un nombre limité de personnes prétendent détenir la vérité. Et c’est à partir de cette position que les documentaires tendent massivement à proposer des cases où les gens sont répartis par groupes ou castes (" ma " famille, les fabricants de tapis, les Dogons et les Bretons). Pour revenir aux sciences dites humaines, je souscris ici au reproche qu’adresse Peter Brook aux anthropologues de considérer que chaque geste, coutume ou forme d’expression est un signe codifié appartenant à une culture en particulier et à elle seule. Il ajoute que la bouche qui embrasse ou le nez qui se frotte peuvent être des conventions enracinées dans des environnements spécifiques, tout ce qui compte c’est la tendresse qu’ils expriment. Plus loin, il ajoute que le théâtre est à cette place où il peut nous ouvrir à une vision plus large que celle où " notre terreur de l’indéfinissable " nous fait croire que tout comportement humain vient d’un conditionnement génétique ou social. Je crois que le cinéma documentaire a à voir avec cette place-là, ce qui suppose qu’il ne soit pas terrorisé par l’indéfinissable. Et qu’il dépasse l’opposition binaire entre le monde de la connivence (" mon " monde, au secret duquel je vous convie) et son envers complice, celui du monde comme tout " autre " (tout ennemi, s’il se pose en contre, ou tout différent, s’il fonde son regard sur la " différence " comme constitutive). Il y a là une responsabilité urgente à assumer du côté du documentaire. Car une sorte de vaste incompréhension monte depuis quelques années entre différentes zones du monde. Et il est effrayant de voir comment le flux télévisuel produit des clichés fondés sur la différence, nationale, ethnique ou religieuse. Réduisant les personnes montrées à ces déterminations. Je l’ai remarqué au cours d’enquêtes dans le bassin méditerranéen. Toutes classes confondues, chacun généralise à qui mieux-mieux sur ces différences et groupes. La représentation de l’autre que l’on ne connaît pas par l’expérience directe passe à 95 % par les images télévisuelles, qui répartissent et isolent ces " autres " selon des critères que l’on dit identitaires. J’ai toujours éprouvé une certaine méfiance pour cette notion d’identité, réductrice, figeante. Son usage actuel m’effraie. Ghettos et masques. Commencer par admettre que chaque être humain a autant d’identités que d’atomes.

Eh bien, me direz-vous, si vous n’aimez pas les causalités des anthropologues ni les catégories des sociologues, si vous n’aimez pas les voix off de narration en première personne, si vous n’aimez pas les films de dénonciation, si vous n’aimez pas les effets de brut, allez vous faire... Que nenni. Aucun procédé n’est mauvais en soi, on ne le répètera jamais assez. J’ai voulu désigner comment certaines postures ou procédés se rigidifient aujourd’hui, dans le contexte de production actuel, en lien aussi avec les nouvelles machines que nous utilisons. Mais ces raidissements appellent des contre-positions tout aussi fortes. Je pense à des films où qui filme varie sa distance à son objet, donnant dans ces variations la liberté au spectateur de s’emparer de l’événement pour en faire sa lecture. Je pense à la valse de Chopin, insistante, à l’arrière-plan sonore de l’interview d’un couple d’Américains fanatiques dans " De l’autre côté ". Elle les rachète et les met à distance tout à la fois. Incroyable à quel point cette valse reste et insiste, à quel point aussi elle fait rester dans la mémoire ce couple à la fois inadmissible et injugé. Ça rend moins triste que la connivence surplombante de Michael Moore. Ça joue sur la durée dans le plan. Evidemment une façon de résister aux flux, de prendre le temps. Mais ça ne suffit pas, ça n’est pas une condition sine qua non. Pas un axiome. Juste une arme, entre autres, dans la résistance.

Il n’y a pas que la durée chez Akerman. Il y a ces mini-variations perpétuelles de la distance. Ou encore double distance, à la fois dedans et dehors. Ces déplacements sont possibles parce que ça insiste sur les objets, travellings sur la frontière, lapsus, corps, voitures. A insister, à déplacer ces objets, ça les resitue dans un autre milieu, ça les reconditionne. Pour reprendre les termes de Franju, ça les dépouille de leur forme ornée, pour leur faire retrouver leur qualité d’objets. Les faire voir. Même mouvement que chez Pollet. Jamais vu une frontière comme ça. A l’inverse de Moore où la masse des personnes et des paroles crée un tourbillon, ici ça filme finalement peu de choses. Mais ça insiste sur les paysages et les personnes. Si on n’aime pas, on appelle cela complaisance. L’insistance fait résister, fait varier les distances et laisse au spectateur la place et le temps d’y trouver la sienne propre.

Même veine, sans mauvais jeu de mot, sur le personnage de Wanda filmé par Pedro Costa. On n’en finit pas de voir cette fille dans sa chambre, monologuant, se droguant, malade. Et la distance change. On va au bord de la connivence mais aussitôt, ça reprend ensuite des kilomètres. Wanda n’est pas " son " monde, le monde de Costa, dont il nous ouvrirait la fenêtre, mais un bout imprévisible du monde auquel il est confronté et réagit diversement. Il ne joue pas à être comme elle, n’imite pas son état d’ivresse, comme le ferait Cassavetes avec un personnage saoul. Il est en face d’elle. Là, avec des distances multiples. On le sent, lui, Costa, le type qui fait ce film parfois tout proche de Wanda, alors que la caméra est un peu plus loin, fixe. Il n’y a pas besoin que l’on entende ou que l’on voie ledit Costa. Au contraire, son absence fait exister la fille, lui rend hommage. C’est long et violent comme le temps d’une rencontre. Le temps qu’il faut aussi pour changer notre regard, lui ôter les masques généralisateurs de la " fille des bidonvilles ", de la " droguée " ou de la " marchande de légumes ". Wanda est filmée pour ce qu’elle est dans une situation créée, donnée et présente, non pour ce qu’elle pourrait incarner comme thème dans son " milieu ". Ce qu’elle dit est " dialogue ", en situation, et non discours. Et puis, il y a un moment sidérant où Costa fait des kilomètres, jusque presque au surplomb. Wanda dit qu’il est interdit désormais d’apporter des fleurs naturelles au cimetière. On a le droit, dit-elle, de n’apporter que des fleurs artificielles. C’est là le seul moment où Costa sort du quartier, pour aller filmer le cimetière. Un panneau indique qu’il est interdit de déposer des fleurs artificielles. Et pourtant le film n’installe aucune connivence avec le spectateur dans le dos de Wanda. Comme quoi, ça n’est pas mécanique. On a l’impression qu’il désigne une donnée du jeu entre Wanda et lui, plus qu’une supposée vérité sur elle. Je ne m’explique pas complètement ce moment ni pourquoi il y a une telle générosité à filmer ce panneau.

Wanda n’est pas réduite à un thème ou une identité. Ça nettoie le regard trop habitué à voir ou à filmer des gens réduits à une fonction. Celle de la profession, souvent. Quand on montre des images documentaires, on vous demande souvent : « Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? ». La vie est-elle donc là ? Sans blague. Je me souviens d’être allée enquêter, en repérages, auprès de prostituées rue Saint-Denis. L’enquête portait sur la répartition des territoires dans Paris la nuit. Elle ne concernait pas que des prostituées. L’une d’entre elles, blonde et plus toute jeune, m’a dit qu’elle acceptait de discuter, mais à la condition que je ne la questionne pas sur son travail. Elle me disait que si j’allais voir François Mitterrand, par respect, je ne lui demanderais pas ce que ça lui faisait d’être président de la République, que je commencerais par lui demander son avis sur quelque chose d’intéressant. Ça m’est resté.

Variations dans la distance, libertés offertes, " De l’autre côté " ou " La Chambre de Wanda " laissent une opacité à ce qu’ils montrent. Ne font pas croire que l’on voit tout d’une personne ou d’une situation, ni que ce que l’on voit est parfaitement digeste et interprétable. Je verrais comme paradigme de cette posture la figure de Monteiro, insistant au plus haut point sur lui-même et variant follement les distances, passant de la connivence à la totale étrangeté à soi-même. Et cette variation me laisse l’espace et la liberté nécessaires pour lui répondre, lui parler. Le plaisir pour moi des films de Monteiro est celui d’un dialogue. Quand je les vois, je pense très vite, associe et lui réponds, au point de perdre le fil, de devoir revoir le film. Pour le voir en entier. Je parle, intérieurement, tout au long des plans. Et je ne sais qui de nous deux parle le plus. Pourtant, il a la langue bien pendue.

Akerman-Costa-Monteiro. Leurs variations libres de la distance passent par une utilisation brutalement lyrique de la musique. Peut-être déjà Rossellini a-t-il ouvert la voie avec son Renzo de frère musicien. Valse de Chopin. " Il est mort le soleil " sur l’ambiance d’ouverture de " La chambre de Wanda ". Il fallait oser. Monteiro, lui, se paie " Bella ciao ". Ça y va. Sans pudeur. Fleur bleue, à fond. Et ça l’emporte.

Je pense aussi à Sulaiman ou à Bodanzky. A " Vers le Sud ", de Keuken. Pour ses distances qui changent au fil du voyage. Pour sa façon de montrer les personnes avant quelque détermination sociale ou nationale. On commence par ne pas savoir d’où vient la belle femme âgée à la couleur de peau indécidable. C’est en route, en l’écoutant, que l’on découvre un bout de l’Erythrée. Elle est d’abord cet être humain, ce corps et cette présence. Et se crée ce sentiment physique que nous sommes, elle et nous, dans ce même monde [3].

Il y a des films comme ça, qui ouvrent des espaces de rencontre et d’échanges entre le spectateur, les personnes filmées et le cinéaste. Des films où la liberté de chacun en appelle à celle de l’autre, sans que l’on rassure à coups de connivence ou de surplomb. Ça se rencontre en fiction ou en documentaire, peu importe. Dans le documentaire, quand il y reste quelque chose de ce mouvement vers le monde que Flaherty jouait avec son Nanouk d’esquimau. " Face Value " encore. L’œil de Keuken de la séquence d’ouverture répondant à celui de Monteiro à la fin de " Va-et-vient ".

Je pense aussi aux documentaires de Pasolini, qui, à l’inverse de la démonstration sociologique, pose ses hypothèses sur le monde, puis montre comment ce monde le désavoue et lui résiste. Les Africains réfutent ses hypothèses sur la valeur métaphorique de l’Orestie dans l’Afrique des années soixante. L’Inde résiste à la légende qu’il veut y mettre en scène. Israël n’a rien à voir avec ce qu’il rêve de la Terre Sainte. Chaque film creuse l’écart entre le monde et le cinéaste, en montrant autant ce qu’il découvre que sa démarche, sans fournir de certitudes. Au spectateur de recoller les morceaux. D’où une sorte de malaise qui explique peut-être les très violentes réactions de rejet lors de la présentation de ces films à Lussas il y a trois ans.

Je pense à ces films que j’aime, à leurs espaces de liberté et je me demande ce qui les rassemble. Je m’étais réjouie, il y a quelques années, de voir apparaître et valorisée la catégorie cinématographique de l’essai, souvent aux marges, poétiques ou métaphysiques, du documentaire. Mais souvent, des films donnés comme tels n‘ont fait que jouer la survalorisation de l’auteur et de sa grille de lecture (je pense par exemple au film de Legendre et à ce qui le sépare de Pollet). La catégorie de l’essai semble avoir été un peu trop vite inventée pour répondre aux changements récents des modes de fabrication et de production.

Non, essai n’est pas le mot, pour qualifier ces films. Il s’agirait plutôt d’expérience, au sens anglais du terme, au sens où l’on fait l’expérience de quelque chose, où on le traverse. Et j’en reviens à Brook et à sa définition de la " recherche " qu’il substitue au terme d’expérimental. Il pose la recherche comme un travail " où le temps n’est pas compté et où l’on ne travaille pas sous pression pour livrer un bon résultat à date fixe ". Je vois d’ici les hurlements des tenants de l’industrie mais c’est autour de cette définition que se joue pour moi une frontière bien plus signifiante que celle censée opposer documentaire et fiction. Il ne s’agit pas que des délais de fabrication. Il s’agit de ne pas escompter le résultat, de ne pas figer la pratique, de pouvoir inventer. Curieusement, les courts métrages de Griffith, fabriqués à la chaîne, donnent ce sentiment de liberté. Chaque film semble émerger de l’informe pour aller chercher une forme nouvelle encore aux marges de l’informe. Rêves de coopératives. Les dernières coupes imposées au régime d’assurance-chômage des intermittents ne vont pas faciliter les choses, c’est sûr.

Pour un cinéma en chantier, en quelque sorte. D’où la tentation de filmer toujours en repérages. C’est aussi cela que permettent les petites caméras et la baisse des coûts qui s’ensuit. J’ai filmé ainsi pendant dix mois dans le quartier du Gebel à Alexandrie. J’ai expliqué cette affaire de recherche, de chantier. Quand un nouveau venu demande ce que je fais, il se trouve souvent un autre habitant pour lui expliquer que je ne fais pas un film mais une recherche. Les gens sentent très bien quand je trouve quelque chose. Contre Picasso et sa formule terroriste sur l’art de trouver sans chercher, énième resucée de l’inspiration divine de l’artiste. Cet été à Alexandrie, nous avons compris ensemble que l’aventure prenait fin. Les gens du Gebel ont estimé que j’avais de quoi faire un film avec ce qui a été tourné. Le fameux tournage du film, que je brandissais parfois (y compris pour moi-même) comme un horizon de l’histoire, personne ne le regrette.

Cette idée de chantier, on la retrouve au théâtre, ou dans la danse quand elle grignote ses marges. Ce n’est pas un hasard si les propos de Brook hantent ces pages. Ça tient d’abord à ce que j’appellerais la façon de travailler la matière humaine. D’expérience, se rejoignent le travail avec l’acteur au théâtre et la façon d’accueillir ou de provoquer l’événement par certains moyens du documentaire. On ne peut isoler une action, courte et déterminée, encore moins indiquer à la personne comment l’exécuter. En théâtre, et cela, Brook le formule très bien, au cours du travail préparatoire, on cherche la part de liberté où l’acteur pourra s’emparer de son personnage (ou de sa figure). Car il s’agit qu’il puisse au bout du compte faire le spectacle sans vous, qu’il soit autonome pendant ces deux heures, des soirs durant. Indiquer une posture à imiter peut marcher pour un jour mais non sur la durée. D’où un travail autour des situations représentées. D’où une recherche, (exercice physique, improvisation ou autres variations) pour ouvrir ces brèches où le corps et l’esprit de l’acteur vont trouver leur élan. Je me suis retrouvée à ouvrir de semblables espaces de jeu en filmant autour dans ce quartier populaire d’Alexandrie dont je parlais plus haut. Avec cette même patience, à observer, à partir de ce que l’on voit, pour trouver ce point où la personne porte librement la totalité de son acte. Monteiro, encore lui, me donne ce sentiment, que le plan est un résultat d’expérience donnant aux actes leur liberté.

Je retrouve donc des traits communs entre documentaire et théâtre. Dans la pratique et dans les préoccupations. Les deux paient plutôt mal, reposent sur des économies de fortune. Pas de conclusions à tirer de ce constat. Pas de liens mécaniques entre cela et la teneur des films. Prôner un cinéma pauvre serait oublier trop de films qui démentent la démonstration. En commun aussi, aujourd’hui, une volonté d’engagement souvent ouvertement politique. Avec une bonne longueur d’avance sur ce terrain pour le théâtre. Peut-être sont-ce les restes du chœur grec. Le spectacle vivant intègre de plus en plus de matériaux documentaires, images ou textes (voir ceux d’Hatzfeld par exemple). Quelque chose dialogue là entre la scène et les films documentaires.

Et je dirais que ce quelque chose travaille le cinéma vers le théâtre, vers le spectacle vivant. Et que cette ligne de fuite est un mouvement de résistance aujourd’hui vital. Kiarostami. On y revient toujours, à celui-là. Après " ABC Africa ", où il parcourait un éventail de distances incroyable face à ses objets, le miracle de la rencontre avec l’" autre " survenant grâce à l’arrêt à minuit de l’électricité qui soudain plonge l’écran dans le noir et fait partager, au plus simple, la condition des gens que l’on voit depuis le début du film, le voilà qui monte au Teatro India de Rome l’épisode fondateur de la saga chiite, l’Ashura, lutte et mort héroïque de l’Imam Hussein. Le dispositif est simple. Au centre d’une petite arène évoquant un cirque, des acteurs iraniens donnent une représentation, que l’on suppose traditionnelle, de la légende. Derrière les spectateurs, sur six grands écrans, sont projetées les images en noir et blanc de spectateurs iraniens regardant chez eux ce même type de représentation. Trois des écrans montrent une série d’images, plans serrés de visages de femmes, les trois autres écrans montrent leshommes. Le spectaclequenousvoyons est une version courte de celui auquel ils assistent. Leur attention semble distraite, parfois flottante. Mais quand vient le nœud de l’histoire, ils pleurent à chaudes larmes. Sans retenue. On ne peut qu’être ballotté. C’est à la fois terrifiant de voir tant de gens pleurer devant la légende fondatrice du concept de martyr, du type qui tire sa grandeur de sa mort venir, certaine et annoncée. On ne peut s’empêcher de trouver ça aliénant. Et d’un autre côté, on ne peut s’empêcher de trouver qu’ils ont bien de la chance de pouvoir pleurer comme ça, d’exprimer ainsi leurs émotions. On n’en sort pas, ça tourne. Les distances sont multiples. Le spectacle est fait à la fois de l’intérieur de la croyance et de l’extérieur. Mais très gentiment, au bord. La force du truc, c’est que Kiarostami insiste. On n’y coupera pas, on se tapera les gros plans des spectateurs jusqu’au bout du spectacle. La force de cette insistance tient à ce que Kiarostami ne commente rien, à ce qu’il ne s’en sert pas pour enfoncer un clou. Il y a la distraction, il y a les larmes, le montage ne donne pas un sens explicatif ou même dramaturgique à cette succession.Il glisse.

Glissez, mortels, glissez, comme disait la grand-mère de Sartre. Insister et glisser tout à la fois. Glisser comme le faisait Costa avec son panneau du cimetière, auquel il ne fait pas un sort, qui n’explique rien de Wanda. Il y a de la politesse, de la délicatesse dans cet art de glisser. Glisser en insistant, c’est qui permet au spectateur de Rome d’associer, d’éprouver librement en face de ces personnes, celles filmées et celles sur la scène. C’est un peu un miracle de faire exister pareille rencontre avec un public européen, en cette Italie d’aujourd’hui, proie des pires préjugés racistes sur fond de 11 septembre. Et les vieilles dames chic, couvertes de bijoux, étonnées par ce théâtre planté dehors dans une zone industrielle, étaient émues. Par les pleurs des spectateurs iraniens. Par le soin apporté à montrer la construction rituelle de la tombe. Par les enfants-anges. On en revient à la tendresse, la même, quelles que soient ses formes ou gestes. Brook encore. Franju aussi, tiens, donnait la tendresse étant un de ses deux buts. « Mon but, c’est la réalité, et la tendresse, je crois ». Interview filmée, reprise dans l’émission de Labarthe. Ça fait du bien de s’en souvenir. Mais le pompon de cette Ashurra revient au lion. Car il y a un lion, acteur en pyjama et masque de peluche enfantin, qui intervient lors d’une péripétie bizarrement située en Inde pour assurer l’imam Hussein qu’il lui donnera une sépulture quand tous les siens seront morts. L’animal caresse alors le visage de Hussein, qui y perd un temps sa stature héroïque. A la fin, le spectacle se clôt sur le lion qui, après avoir enterré les morts, ramasse les accessoires du spectacle et met ainsi un terme à la représentation. Et ce lion au costume dérisoire est terriblement émouvant dans son attention aux personnes et aux choses. Figure de la tendresse qui vous accompagne lorsque vous sortez de la salle, figure de légende ou de conte qui fait déferler des émotions d’enfance.

Pour contacter Emmanuelle Demoris : e.demoris chez mageos.com

[1Limite, là, du tournage autarcique : le micro doit être souvent plus proche que la caméra ; la distance du son n’est donc pas celle de l’image. A aplatir ces distances, on en arrive à cette grammaire un peu triste qui fait alterner des gens parlant en plans serrés et des plans larges où les corps se déplacent sur fond de sons d’ambiance.

[2J’insiste sur vériste, car ce type de procédé n’a rien à voir avec quoi que ce soit qui ait pu être qualifié de réaliste dans le cinéma.

[3Face Value, je me demande ce qu’il resterait de ce film s’il avait été tourné en DV. La vidéo nettoie et aseptise, tue les contrastes. Face Value montre les aspérités d’un monde ni aseptisé ni ordonnancé. En projection, on voit bien, avec les contrejours, les usures sans joliesse des peaux ou les espaces larges inscrivant les corps dans le désordre du monde. Doute. La Chambre de Wanda est filmé en DV numérique et ça n’aseptise pas. Donc possible. La question du support est essentielle mais c’est comme le reste, il n’y a pas de règles, pas de généralités formelles. Plutôt remontant.