A propos du film "Deux frères"

par Jean-Marie Dreujou
Le mois dernier Jean-Marie Dreujou présentait en avant-première le film de Jean-Jacques Annaud. Il revient ce mois-ci sur les deux longs métrages qu’il a tournés en vidéo numérique haute définition.

J’ai tourné successivement deux longs métrages en numérique HD : Deux frères de Jean-Jacques Annaud et Dogora de Patrice Leconte.

S’il est bien évident que, dans l’état actuel du développement de cette technique, le 35 mm reste de qualité supérieure, il faut considérer cependant la prise de vues numérique HD comme un nouvel outil parfaitement adapté à certains cas de figure.

Pour Deux frères, le choix du numérique s’est fait principalement pour pouvoir avoir plus d’autonomie de tournage que les 10 minutes traditionnelles des caméras 35 mm. Plusieurs caméras télécommandées tournant pendant 50 minutes se sont avérées essentielles pour mettre en scène ce film dont les héros sont deux tigres.

Pour Dogora, Patrice voulait tourner ce long métrage un peu spécial rapidement en équipe réduite, avec des très longues focales. Le tournage en HD s’est avéré être la bonne solution, surtout pour le style de ce film (tournage documentaire) et il est certain que nous n’aurions pas pu faire le même film en argentique. Le numérique permet en effet de tourner avec des très longues focales à des ouvertures incroyables (différence d’au moins trois diaphragmes avec les focales 35N mm), et encore une fois l’autonomie de 50 mn nous a permis de gérer les rushes facilement dans ce pays éloigné (tournage au Cambodge).

J’ai pu proposer cet outil à Patrice car j’avais déjà fait le tour de pas mal de problèmes sur le film de Jean-Jacques. En effet, pour finaliser en 35 mm anamorphosé, le tournage en numérique HD nécessite quelques précautions afin de ne pas se retrouver avec des graves problèmes en finition. Dès le début, je me suis vite rendu compte qu’il fallait faire appel à un technicien spécialisé.
J’ai été assistant pendant 15 ans et, autant je connais parfaitement toutes les caméras argentiques, autant me plonger dans une caméra électronique (qui de plus serait obsolète dans très peu de temps) ne me semblait pas un investissement rentable. J’ai donc rencontré Olivier Garcia par l’intermédiaire d’Hervé Theys chez Alga. Je lui ai expliqué ce que je voulais faire sur ce film et il m’a réglé les caméras et conseillé toute notre équipe de prises de vues sur cette nouvelle technique.

J’ai voulu aborder le numérique sans changer quoi que ce soit à ma méthode de travail (utilisation de filtres optiques, même gamma sur toutes les caméras et pour tout le film), mais, au fur et à mesure du tournage, j’ai été amené à changer un peu ma vision des choses.

La pose a toujours été mon obsession et le fait de ne pas me servir de ma cellule comme d’habitude m’a beaucoup dérangé. J’ai souvent fait la lumière sur le moniteur 24 pouces, car, dans beaucoup de décors, je ne pouvais régler mes contrastes avec ma cellule et mon œil était trahi, entre autres, par la visée noir et blanc de ce type de caméra. Il est en effet impossible de juger quoi que se soit dans une visée noir et blanc (j’ai toujours l’impression de filmer mes enfants) et les rapports de contraste dans les basses lumières sont très différents de tous nos repères argentiques.

Sur un tournage en HD, comme on peut voir " les rushes en direct ", le directeur de la photo est mis à nu sur le plateau, et il faut faire attention de ne pas être tenté de faire du plan à plan ni de trop se faire influencer par des regards extérieurs.
Je pense que la cohérence de la photographie d’un film se fait bien en amont du tournage (repérages, échanges avec le réalisateur, temps de réflexion) et que sur le plateau, seules quelques personnes ont à l’esprit la vision intégrale du film. Il faut donc rester très concentré en ayant toujours à l’esprit la séquence d’avant et la séquence d’après.

Sur Deux frères et sur Dogora, cette expérience s’est très bien passée car je travaillais avec des metteurs en scène très aguerris, mais je sens que le fait d’avoir l’image quasi définitive en direct à chaque plan peut certainement entraîner quelques problèmes.

Il faudra donc s’habituer à cette nouvelle méthode qui bouleverse pas mal la façon dont on avait l’habitude de fonctionner. Il y a beaucoup de côtés positifs, le metteur en scène est satisfait tout de suite et comme depuis déjà plusieurs années nous ne tirons plus de rushes positifs, fini les vidéos, déprimantes pour tout le monde, faisant l’objet de multiples discussions.

J’ai tenu à être présent durant toute la finition de ces deux films ce qui m’a obligé à être disponible tout l’hiver. Ce temps de finition est aussi une nouveauté qu’il faut prendre en compte et qui pourrait faire l’objet de discussions entre nous, ainsi qu’une réflexion sur notre métier qui est en pleine évolution.

Je n’étais pas présent lors de l’avant-première AFC de Deux frères et je pensais avoir à répondre à pas mal de questions de mes collègues présents, mais personne ne s’est manifesté, j’avoue que je ne sais pas trop quoi en penser.