Avec l’obstination d’un bourdon…
Réflexions sur la Master Class AFC à Camerimage 2019, par Jean-Marc Selva, AFCLa formule en trio de l’année dernière a été conservée pour présenter quelques extraits de films tournés par ces membres de l’AFC. Modérée par Benjamin B, co-traduite par Tommaso Vergallo, de Leitz, la projection s‘est ouverte sur les étonnantes images des Saisons qui ont séduit le public par l’énergie qui s’en dégage et l’audace de sa mise en scène purement narrative des séquences d’animaux. Après les questions techniques (le film a été tourné principalement avec des caméras Sony F65, des F55 et une Arri Alexa M équipées d’optiques Angénieux), le débat s’est orienté vers la question de la faisabilité de telles images en milieu naturel, de jour comme de nuit, avec des animaux sauvages et un découpage digne d’une fiction avec acteurs ; multiplication des axes dans une même séquence, proximité de la caméra, utilisation de focales normales voire courtes…
L’éventail des solutions mises en place par Éric Guichard et toute l’équipe du film durant la longue période de préparation force le respect. Comment garder la caméra la plus mobile possible, au ras du sol et au plus près d’un loup pourchassant sa proie à toute allure ? En creusant une tranchée dans la forêt et en canalisant le parcours des animaux grâce à un système de clôtures qui devra à tout moment rester invisible.
Comment faire accepter à un oiseau nocturne d’avoir une caméra sous le bec pendant des heures ? En la montant au bout d’un bras de grue et en faisant en sorte que tout être humain reste le moins visible possible.
Comment éclairer la chasse nocturne d’une Dame Blanche qui d’ordinaire affectionne l’obscurité ? En l’habituant à la présence de lumière artificielle de nombreux mois avant le tournage. Et enfin, comment balader deux ULM, leurs pilotes, des acteurs et des caméras tout près d’un groupe d’oies en vol sans les effrayer pour Donne-moi des ailes ? En les habituant à la présence de l’homme autour d’elles dans les airs dés leur naissance.
Et ce ne sont là que quelques exemples des nombreuses solutions déployées par Éric pour ces deux films qui ont séduit le public de la Master Class.
Autres films, autres défis. Ceux tournés par Julie Grünebaum en Géorgie pour Otar Iosseliani et le couple Téona et Thierry Grenade. Pour le premier, l’exigence extrême d’un réalisateur qui ne voit le monde qu’en plan-séquence, n’utilise jamais le gros plan, ne fait jamais de champ contre-champ. Pour l’autre, les affres de l’ultra low budget face aux contraintes d’un film d’époque (années 1990) : par exemple, une seule et unique source d’éclairage disponible (Luciole Nano) pour les séquences nocturnes de couvre feu de Dzma !
Pourtant, mais peut-être aussi un peu grâce à ça, tension et sensibilité affleurent à la surface de chaque image. La simplicité de tournage confère finesse et justesse aux scènes tournées. Comme souvent, la contrainte devient créatrice…
C’est le contraire d’un montage "quick cut" qui laisserait pantois et incertain de ce qu’on a vu. Ici, les plans prennent le temps nécessaire et parviennent à infuser la lourdeur de la vie quotidienne dans la Géorgie en pleine guerre civile. A l’image de ce long plan-séquence d’ouverture du film, tourné entièrement à la grue qui préfigure, en n’usant que de l’image et des ambiances sonores, les ingrédients du récit à venir.
De la même façon, mais dans un autre style, Julie Grünebaum et Otar Iosseliani parviennent-ils dans l’extrait proposé de Chant d’hiver à montrer la cruauté et l’absurdité de la guerre en gardant une distance ironique sur les évènements. Les plans en longueur montrent sans la juger la routine de soldats qui pillent un village et brutalisent ses habitants.
Caméra et personnages déroulent leur ballet dans les décors du film et les protagonistes paraissent pris dans une pantomime qui les dépasse. Loin d’avoir là une démarche documentaire, on a plutôt une distanciation capable de mieux représenter cette autre "comédie humaine".
Et ce destin qui dépasse ses personnages se retrouve aussi dans le film tourné par Julien Poupard, Les Misérables. Pour cette Master Class, il choisit de commenter la séquence de la bavure policière, autour de laquelle va se construire tout l’argument du film. Nombre de moyens de tournage différents sont utilisés ici ; caméra sur pied, à l’épaule, Steadicam, quad, drone… C’est passionnant de voir comment ils sont agencés l’un par rapport à l’autre, s’articulent et se répondent pour faire converger la scène vers son point culminant. Plutôt que de lui conférer un aspect décousu, ces différents points de vue s’ajoutent dans la séquence, et construisent une tension en spirale qui mène peu à peu à sa conclusion inéluctable. Choix efficaces, courageux et absolument narratifs, surtout quand on sait que ce film disposait lui aussi d’un budget très modeste et qu’il s’est tourné avec beaucoup d’enfants, non acteurs. Audace enfin dans le principe de tournage où la caméra doit rendre compte d’actions imprévisibles qui se déroulent devant elle. Et un grand coup de chapeau au passage au premier assistant, Maxime Gerigny, pour sa capacité à gérer l’imprévu au point.
Et puis on sort de la Master Class, on marche dans les allées de Camerimage, on assiste à d’autres conférences, et très souvent on entend parler d’industrie : « We, the people in the film industry… »
Une expression qui laisserait à penser que les films naissent sur des chaînes de montage... Pourtant, ce qui frappe et me plaît en repensant au travail de Julie, de Julien et d’Éric, c’est sa dimension artisanale et personnelle. C’est l’inventivité entêtée avec laquelle les trois directeurs de la photographie approchent leur travail à l’image. La façon dont, indépendamment de la taille du projet, ils contournent ses difficultés et limitations pour apporter, malgré tout, l’expérience de cinéma la plus complète possible au spectateur. Pas forcément à grand renfort de moyens matériels et financiers mais plutôt en se remontant les manches et en cherchant des solutions techniques ou de mise en scène, en fabriquant des outils spécifiques ou en utilisant différemment ceux qui existent, mais en tout cas, en "customisant" toujours leur approche par rapport au film à faire. En bref, en s’efforçant d’adapter de manière créative leur démarche par rapport aux moyens humains, techniques et au temps qui sont mis à leur disposition.
C’est cet aspect artisanal, cette propension à chercher toujours de nouvelles idées avec l’obstination du bourdon, quel que soit le projet pour raconter au mieux l’histoire d’un film, qui se trouve être notre vrai cœur de métier, je pense.
Récemment, Martin Scorcese créait la polémique en attaquant les Marvel Movies, arguant que pour lui, « le vrai cinéma, offrait une révélation esthétique, émotionnelle et spirituelle au spectateur. Et qu’il permettait d’explorer la nature contradictoire, parfois paradoxale des êtres humains ». Autant de choses que le directeur de la photo peut contribuer à exprimer par le choix judicieux de ses outils et par ses idées mises au service d’une narration. Cela revient, somme toute, à rien de moins qu’une prise de position, à un travail de création effectif, non pas contre, mais aux côtés de celui du réalisateur, pour élaborer ensemble une œuvre cinématographique de meilleure qualité.
Alors peut-être serait-il à nouveau temps de rouvrir le débat sur le statut d’auteur du directeur de la photographie dans notre pays, comme l’ont obtenu (je l’ai appris à Camerimage) les confrères de la BVK ? Ce serait juste, je crois...
En vignette de cet article, l’écran de la salle n° 6 annonçant la Master Class AFC - Photo François Dupuy