Avis de tempête pour Lila

Entretien avec le directeur de la photographie Jérémie Attard à propos de son travail sur "Tu mérites un amour", d’Hafsia Herzi

Jérémie Attard obtient en 2013 un BTS audiovisuel. Après plusieurs courts métrages comme assistant opérateur, il travaille comme 2e assistant caméra sur C’est qui cette fille (2017), de Nathan Silver, un film américain tourné à Paris et éclairé par Sean Price Williams, le chef opérateur des frères Safdie (Good Time). Avec Abdellatif Kechiche et pour Mektoub, My Love : Canto Uno, Jérémie assiste le chef opérateur Marco Graziaplena, poste de 1er assistant qu’il continue d’occuper sur le deuxième opus Mektoub, My Love : Intermezzo. Présent également en postproduction, il supervise les effets visuels.

C’est sur ces tournages qu’il rencontre Hafsia Herzi, comédienne auprès de Kechiche depuis La Graine et le mulet. Elle lui propose d’éclairer son premier film comme réalisatrice, Tu mérites un amour, sélectionné à la Semaine de la Critique du 72e Festival de Cannes. (BB)

Hafsia Herzi, interprète et réalisatrice de "Tu mérites un amour" - (Capture d'image)
Hafsia Herzi, interprète et réalisatrice de "Tu mérites un amour"
(Capture d’image)

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Nous nous retrouvons dans un café à Belleville et le seul endroit calme est celui où une scène du film a été tournée… Jérémie confie que les tournages se sont déroulés dans ce quartier, dans des appartements des uns et des autres car c’est un film autoproduit.

Pourquoi LES tournages ?

Jérémie Attard : Il fallait répartir les sessions en fonction des disponibilités de chacun, aussi bien les acteurs que les techniciens. Heureusement, l’équipe était très petite : cinq personnes ! C’était compliqué de s’interrompre pour la continuité mais l’avantage de ces pauses a été de permettre à la réalisatrice de reconsidérer ce qui avait été tourné et d’améliorer certains points d’écriture.

Le film est ponctué essentiellement de plans avec Lila - Hafsia Herzi-, qui pleure, réfléchit, tempête, se laisse surprendre et souvent se fait avoir… Un tourment de l’amour et une déstabilisation intérieure très bien relayés par une caméra insistante et en léger mouvement, comme déstabilisée elle aussi.

JA : Hafsia souhaitait une méthode de tournage simple avec de la lumière naturelle, une caméra au poing pour être réactif. On découpait sur place, en arrivant dans le décor, on tournait puis Hafsia regardait la prise et on tournait de nouveau en insistant sur des propositions qu’elle avait appréciées. C’était une sorte de ping-pong entre proposition du cadreur et réaction de sa part.

Sur le tournage de "Tu mérites un amour" - De g. à d. : Jeremy Renault, Jérémie Attard, assis face à Hafsia Herzi, Guilhem Domercq et Tom Houguenague - Photo Alexandra Maïo
Sur le tournage de "Tu mérites un amour"
De g. à d. : Jeremy Renault, Jérémie Attard, assis face à Hafsia Herzi, Guilhem Domercq et Tom Houguenague - Photo Alexandra Maïo

L’école Kechiche, pour les comédiens, c’est beaucoup de liberté.

JA : Hafsia voulait que les acteurs soient libres de se déplacer comme ils le souhaitaient. Elle était consciente que les axes étaient importants et me laissait aussi beaucoup de liberté pour me placer idéalement dans ces appartements un peu étroits. Certaines scènes étaient inattendues, en émotion ou en position d’acteurs, en évolution de jeu. Ce tournage était très instinctif, pour les comédiens mais aussi pour nous les cadreurs. On avait la liberté d’improviser, de faire un pano vers un profil ou d’aller chercher des inserts.

Ce n’est pas un film où l’on remarque la lumière, finalement elle se construit grâce à cette caméra mobile qui trouve le contre-jour en changeant d’axe dans le plan.

JA : J’ai utilisé beaucoup de petites sources : Lite Panel Fomex 30 x 30 ou 60 x 30, des Astera AX1 qu’on pilotait sur nos portables, des minettes Aladdin. Nous savions qu’avec une équipe très réduite et sans véritable projecteur, il fallait trouver des moyens simples d’obtenir le meilleur des décors. On jouait souvent avec les positions des acteurs et les axes en fonction des lumières imposées par le décor.

Nous avons tourné avec des caméras légères et discrètes, pour rester réactifs et pouvoir tourner en basse lumière. Quelques plans du film ont pu être faits de manière très spontanée en tirant parti de lumières naturelles qui nous intéressaient, Hafsia et moi.
On essayait souvent de trouver un équilibre entre la possibilité de réagir librement aux déplacements et pouvoir également être proche des visages dans une même prise. Cela nous a amenés à fréquemment tourner au 35 et 50 mm.

Il y a une scène dans un hall d’entrée, une scène belle et violente, on ne sait pas trop si ce moment est bien vécu par Lila ou pas, la lumière tangue aussi entre le chaud et le froid.

JA : Pour cette scène, j’ai voulu une lumière plus appuyée, plus visible. Hafsia aime beaucoup le bleu et j’ai joué avec des complémentaires, le chaud du sodium qui pourrait venir de la rue. Cette lumière n’est pas très réaliste, c’est une scène qui dépasse le personnage et j’avais envie de tenter une lumière plus esthétisante, de me permettre la sous-exposition.
Ce film témoigne quelque chose de l’image de soi, comme sur les réseaux sociaux, et on le voit souvent dans le film, montrer son image, comment on se montre aux autres. Lila est très entourée mais très seule, elle a plusieurs facettes en fonction des personnes avec lesquelles elle est. Hafsia évoque une histoire assez simple et universelle. J’aimais beaucoup sa volonté de ne pas contraindre son personnage mais au contraire de le nuancer avec des attitudes parfois contradictoires.
C’est un premier film pour tout le monde. Nous avons été dans la recherche, la découverte et l’expérimentation.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)