Ben Smithard, BSC, parle de son travail en Zeiss Supreme Prime pour "The Father", de Florian Zeller

par Zeiss Contre-Champ AFC n°320

The Father est l’histoire d’une lente perte de repères. Comment utiliser lumière, couleurs et mouvements de caméra pour créer anxiété et confusion ? Le directeur de la photographie Ben Smithard, BSC, nous parle de son travail sur le film de Florian Zeller, qui vient de remporter l’Oscar du Meilleur scénario et celui du Meilleur acteur pour Anthony Hopkins. Après le long métrage tiré de la série Downton Abbey, c’était la deuxième fois que Ben Smithard alliait une caméra Sony Venice à une série Zeiss Supreme Prime.

Adapter une pièce de théâtre peut s’avérer périlleux, tant pour les auteurs que pour la caméra. Comment avez-vous abordé cette question avec Florian Zeller ? Le choix du ratio d’image 2,39 est-il une manière de se différencier du plateau de théâtre ?

Ben Smithard : En partie. Le ratio 2,39 fonctionne très bien avec deux personnages dans une scène, et une grande partie du film consistait à filmer deux personnes qui se parlent. A l’origine c’était un format destiné à faire concurrence à la télévision, mais il fonctionne quelle que soit la taille de la production. La composition des plans dans ce format "letterbox" est un peu plus facile, que ce soit pour un vaste paysage, un portrait ou une conversation entre deux personnes. The Father était de toute façon destiné à devenir un film théâtral au cinéma, et le ratio a été un outil parmi d’autres pour soutenir le jeu d’acteur et la narration visuelle. Chaque plan était composé avec beaucoup d’attention, la caméra n’a jamais été placée au hasard, tout ce que nous faisions impliquait beaucoup de soin et de réflexion.


Quels ont été vos choix en termes de lumière et de décors ? Comment avez-vous illustré le passage du temps ?

BS : Dès le départ je me suis dit que l’éclairage devrait montrer la "mort" théorique de la lumière. Au début, c’est très normal, naturel, rien ne sort de l’ordinaire. Au fur et à mesure de l’avancée du film, la lumière venant de l’extérieur descend dans le ciel, générant des ombres et une certaine ambiance. Cette ambiance se met à refléter l’anxiété du personnage d’Anthony (joué par Anthony Hopkins NDLR), la lumière se réchauffe mais pas de manière réconfortante. Les coins de la pièce s’obscurcissent, et on commence à ressentir la claustrophobie et la confusion d’Anthony.

L’histoire avançant je n’ai pas fermé les rideaux, tandis qu’à l’extérieur la nuit tombait. C’était dû en partie au fait qu’Anthony devait reconnaître l’endroit où il croit se trouver, grâce à ce qu’il voit par les fenêtres : la vue ne change pas, du début, dans son appartement, jusqu’à ce qu’il aille habiter dans l’appartement de sa fille. Ça peut sembler confus mais c’est assez simple. Cependant Florian met le spectateur dans la tête d’Anthony la plupart du temps, de sorte qu’il ressente la même confusion que lui, malgré la distance de laquelle on observe l’histoire.
La lumière change avec la confusion qui s’intensifie pour Anthony, jusqu’au moment où la lumière du couloir disparaît avec Anne (Olivia Colman, NDLR) qui ferme la porte de sa chambre. Ce n’est pas la fin du film, mais c’est la fin de la lumière, en quelque sorte. A partir de là, la lumière redevient progressivement plus réaliste, plus étale, moins obscure. L’hôpital dans ses rêves est une des très rares scènes dotées d’une palette saturée, le vert du couloir signifiant la mort, et le jaune de la chambre, la maladie et la mort imminente. L’éclairage de la scène finale à l’hôpital est aussi normal que possible, c’est une scène toute simple qui explique en grande partie tout ce qui précède, et je ne voulais pas qu’Anthony soit caché dans l’ombre, il n’a nulle part où aller, la maladie étend son emprise, et sa mémoire a presque disparu. Il fallait que la chambre d’hôpital soit quelconque.

Le film parle de démence sénile. Comment cela a-t-il pu influencer les plans, les mouvements de caméra et le travail du cadre ?

BS : Le film parle plutôt de la mémoire, et de la peur de la perdre. Il parle de confusion, de stress et d’anxiété. Florian Zeller était très clair sur le fait qu’on ne faisait pas un film sur la démence sénile en soi, il ne s’agit pas d’un document social sur une maladie spécifique. Beaucoup de gens sont affectés par la démence sénile et des maladies similaires mais The Father parle plutôt de la manière dont Anthony et ceux qui l’entourent sont affectés. Nous n’avions pas déterminé que la caméra devrait ne faire que ceci ou cela, je trouve que cette manière de faire peut être contraignante, voire un peu cliché. Je voulais que la caméra soit mouvante, pas fixe tout le temps, mais quand elle bougeait, c’était lentement, et encore plus lentement vers la fin, quand la maladie d’Anthony progresse. La scène finale comporte des travellings à la dolly incroyablement lents, et à la fin un panoramique très, très lent.

Vous avez déjà eu l’occasion de filmer Anthony Hopkins pour d’autres films. Est-ce que cela a influencé la manière de le regarder et de le filmer ? Quelle est votre relation au visage des comédiens et des comédiennes, à leur peau ?

BS : En effet, c’est mon troisième film avec Anthony Hopkins, après King Lear et The Dresser. Évidemment j’adore travailler avec lui, c’est un grand artiste qui est facile d’accès. Pour chaque film je traite les visages d’une autre manière, les personnages sont différents et je dois le prendre en compte. Mais les visages doivent aussi s’accorder à l’atmosphère du film, ils n’en sont pas isolés. C’est aussi l’atmosphère qui dicte l’aspect de la peau des personnages. Cela relève de ma sensation. Où se trouve la vérité dans cette scène ? Qu’est-ce que j’essaie de dire ? Est-ce que j’essaie de dire quelque chose ? Dois-je laisser la scène se jouer sans interférer ? Il y a toujours beaucoup de questions et tant de réponses différentes dans la manière dont je peux aborder chaque scène.


Comment en êtes-vous venu à choisir les Zeiss Supreme ? Vous les aviez pour Downton Abbey avec la Venice, cependant il semble y avoir peu de similarités entre les deux films.

BS : J’avais tourné avec les Supreme sur Downton Abbey parce que je voulais tourner avec la Venice et j’avais besoin d’objectifs pour le format large. Par chance Zeiss venait de les sortir, je les ai donc essayés et pris rapidement ma décision. Ils étaient très bien, je pensais peut-être un peu trop "parfaits" et "définis", mais pour être honnête ils m’ont étonné, ils étaient très, très bons.

À l’origine je devais tourner The Father avec une vieille série Mamiya pour le moyen format, que je possède. Dès le départ, c’était un tournage à une caméra, et ça tombait bien puisqu’il n’existe pas beaucoup de séries Mamiya prêtes à tourner. Quelques jours avant le début du tournage, après avoir fini le prélight, j’ai effectué un test complet de la Venice avec les Mamiya. Très vite je me suis rendu compte que l’ouverture des Mamiya n’était pas suffisante pour les scènes sombres, et pour la plupart des scènes de nuit. Donc j’ai rapidement changé mes plans et appelé le loueur de la caméra. La série Zeiss Supreme est arrivée le lendemain, heureusement. Ça a été aussi simple que ça. Ils ont fonctionné aussi bien que pour Downton Abbey. Ce sont deux films différents avec des looks différents, mais le design des Supreme donne une grande flexibilité pour tous les types de films que je peux tourner. (…)


Quelles étaient vos focales, ouverture et profondeur de champ préférées ?

BS : J’aime toutes les focales, chacune a son usage. Peut-être le 29 mm a-t-il été celui qu’on a le plus monté sur la caméra, en l’occurrence. J’aime tourner autour de T2,8 la plupart du temps, mais on a beaucoup tourné à T2 et à pleine ouverture, T1,5. En général je n’aime pas tourner à grande ouverture quand la caméra et les acteurs se déplacent beaucoup, cela peut s’avérer inutilement douloureux pour le premier assistant opérateur. J’utilise peu de filtres, parfois de légers Schneider Classic Soft, mais pas plus. Je voulais une sensation de réalisme, tout sauf diffusé ou stylisé.
(…)

Un mot sur votre équipe ?

BS : Mon premier assistant était Jamie Phillips (brillant), mon chef machiniste, Tony Sankey (brillant), mon gaffer, Michael McDermott (brillant), et nous avions un très bon pupitreur qui s’appelle Candy. Toute mon équipe était super, ça a été une expérience fantastique.

Lire la version intégrale, en anglais, sur le blog de Zeiss.

(En vignette de cet article, le réalisateur Florian Zeller et le directeur de la photographie Ben Smithard, BSC, sur le tournage de The Father. Photo Sean Gleason - Sony Pictures Classics.)