Mauro Herce, AEC, nous expose ses choix pour le tournage de "Sirat", d’Oliver Laxe

"Quand t’es dans le désert (depuis trop longtemps)", par François Reumont pour l’AFC

[ English ] [ français ]

Road movie dans le désert proche de l’apocalypse, Sirat, du cinéaste franco-espagnol Oliver Laxe (Viendra le feu, Mimosas...), est un film où les paysages créent la trame, matérialisant à l’écran le voyage de Louis (Sergi Lopez) et de son jeune fils Esteban à la recherche de sa sœur, plus âgée qui a disparue dans la région. Inscrit dans le contexte des raves parties, le film prend rapidement la forme d’une errance très libre qui évoque le Zabriskie Point, de Michelangelo Antonioni de la grande époque des hippies et du LSD. Le directeur de la photographie espagnol Mauro Herce, AEC, vient nous expliquer les enjeux de ce périple entre sable et rochers tourné au Maroc et en Espagne, son troisième long métrage avec ce réalisateur. Sirat est en compétition pour la Palme d’or 2025. (FR)

Après que la fille de Luis, Marina, a disparu sans laisser de traces lors d’une rave party au Maroc il y a plusieurs mois, il se lance à sa recherche. Il est accompagné de son fils de douze ans, Esteban. Lors de la rave, personne ne dit avoir vu ou connu la jeune fille. Lorsque l’armée marocaine met fin à l’événement, tous les étrangers doivent être expulsés. Luis et Esteban s’enfuient alors avec plusieurs participants à la fête. Le groupe traverse ensuite le massif de l’Atlas dans un autocar cabossé. L’objectif est une autre rave illégale à la frontière sud du Maroc. Luis et Esteban espèrent y rencontrer Marina.

Une fuite en camion dans le désert, des drogués qui font la fête, une sorte de feu d’artifice final... C’est un peu un croisement entre Zabriskie Point et Mad Max ce film, non ?

Mauro Herce : Avec Oliver Laxe, je ne peux pas dire que jusqu’alors on ait vraiment fait des films d’action ! Et je crois qu’avec Sirat, on avait au fond envie d’en faire un. Alors certes, peut-être pas un pur film hollywoodien, mais en tout cas quelque chose qui s’en inspire à travers le contexte, les thèmes et bien sur la scénographie… Et qui touche aussi peut-être plus de gens que les précédents !
Comme on est tous les deux très cinéphiles, on a revu en préparation beaucoup de choses qui pouvaient nous inspirer. La série des Mad Max, naturellement. Même si le premier, qui pourrait dans sa simplicité et son côté film d’auteur se rapprocher le plus de notre film, est finalement assez peu tourné dans le désert... Je peux aussi citer Le Salaire de la peur, d’Henri-Georges Clouzot, et son célèbre remake maudit fait par William Friedkin (Sorcerer - Le Convoi de la peur). C’était bien sûr l’occasion d’observer comment, dans ces films, cette sensation de voyage, de périple était traitée, et comment les réalisateurs utilisaient cette matière brute du road movie.
C’est marrant que vous citiez Antonioni et son Zabriskie Point, parce que même si je suis un grand admirateur de ce cinéaste, j’avoue que c’est peut-être le film que j’aime le moins de lui. Donc je peux pas dire y avoir consciemment pensé... Mais c’est vrai que maintenant que vous me le faites remarquer, il y a pas mal de points communs avec Sirat ! Notre pari, c’était de voir jusqu’où on pouvait mélanger les thèmes du film d’action, tout en gardant la lenteur et le côté André Bazin d’un cinéma où les choses se développent dans le plan. Et dont on sait que la prouesse s’est réellement déroulée devant la caméra, sans manipulation.

Photo Quim Vives


Comment avez-vous choisi vos décors ?

MH : Pour des impératifs de production, le film s’est tourné majoritairement au Maroc, mais également en Espagne à 30 %. Sauf que les décors trouvés en Espagne n’avaient pas du tout la puissance de ceux du désert marocain. Le vert de la végétation arrivait souvent au détour d’un simple panoramique, et la sensation d’être perdu dans le désert pouvait très vite être rompue à l’image. On a donc dû faire un très grand travail de recherche pour pouvoir panacher tout au long du film certains lieux et les intégrer dans la pérégrination possible de nos personnages. Je me souviens qu’on a commencé par dessiner sur une grande feuille de papier une sorte de progression du film en fonction des paysages, avec ce profil de montagne qui succède à la plaine... Le passage à gué de la rivière, etc. Chaque scène, dans ce paysage, étant illustrée par telle ou telle photo de repérages qu’on ajoutait au fur et à mesure. Cette étape nous a beaucoup aidés à rassembler tous les lieux possibles, évoquer plusieurs combinaisons, que ce soit en termes de production ou de narration possible pour que le film reste plausible. À la fin, beaucoup de choses ont évolué, notamment pour des décors qui sont tombés et les choses imprévues qu’on rencontre sur chaque projet. Le plus gros challenge, il me semble, ça a été de ne pas donner au spectateur l’impression d’un quelconque retour en arrière.
Le montage a aussi beaucoup changé certaines de ces règles qu’on s’était fixées au tournage, mais j’ai l’impression que, dans l’ensemble, on a vraiment réussi ce challenge du trajet perpétuel vers l’inconnu.

Comment aborder un tel road movie à l’image ?

MH : Moi, je viens du cinéma documentaire, et travailler en petite équipe avec une très grande faculté d’adaptation, ça a toujours été mon quotidien. Sur un projet comme Sirat, les choses sont certainement beaucoup plus lourdes, mais on a essayé de garder cette flexibilité autant qu’on pouvait. Ainsi, en fonction de la météo, ou de telle surprise à l’échelle d’un décor, d’un événement, on pouvait tout à fait improviser une scène ou ramener des plans qui n’étaient pas prévus. Par exemple, la séquence de la tempête de sable qui s’est concrétisée en l’espace de quelques heures, profitant d’une vraie tempête et abandonnant le cours initial du plan de travail pour la filmer. Autre exemple, des plans avec les camions qui roulent dans la nuit, tournés spontanément en fin de journée sur le trajet qui nous ramenait à l’hôtel. Là encore, sans aucune préparation ni réelle anticipation.

Le film s’ouvre avec une longue scène de rave. Il y a dans ce début de film effectivement un côté très documentaire...

MH : C’était une des scènes avec le plus d’enjeux. L’idée a été de se mettre en contact avec d’authentiques organisateurs de ce genre d’événements, et d’en initier une. En croisant les doigts pour avoir le maximum de participants le jour J, et exploiter la situation d’une manière quasi documentaire. Cette séquence fait partie de ce qui a été tourné en Espagne sur le film. Une fois le lieu trouvé, on a vraiment jonglé de manière très compliquée entre l’aspect légal et très contrôlé d’un tournage, et le contexte beaucoup moins légal dans lequel s’organise ce genre de rassemblement. D’abord, il a fallu convaincre nos contacts dans le milieu des raves, chose qui ne tombe pas forcément sous le sens quand on connaît la méfiance de ce milieu, notamment face une équipe de cinéma. Mais à force de temps passé avec eux, Olivier a réussi à les convaincre à organiser l’événement et à ce qu’on puisse les filmer, tout en obtenant toutes les autorisations nécessaires de la part des autorités locales en surfant sur une légalité de l’événement somme toute très théorique ! J’évoquais tout à l’heure les bouleversements de dernière minute qu’on a pu avoir tout au long du film, et bien sûr dans cette séquence beaucoup de choses ont dû être supprimées, par exemple à cause notamment de l’interdiction de faire un feu qui est tombée à quelques jours de tournage. Toute une partie de cette longue scène d’ouverture devant se dérouler de nuit autour d’un totem en bois brûlé sur un bûcher au milieu du dance floor. Autant de petites trames narratives qui nous permettaient de dynamiser la scène, et d’éviter de proposer uniquement des plans sur des gens qui dansent ! On découvrait ainsi le groupe de personnages du film à travers des actions concrètes dans la préparation et dans l’exécution de la rave. C’est aussi pour ça que la scène a dû être raccourcie dans le film, passant d’une durée initiale dans le script de 40 minutes à un peu plus d’une vingtaine de minutes au montage final. Finalement, on a eu plus de 1 000 personnes au plus fort de la fête. Alors c’est une figuration qu’on ne peut pas vraiment contrôler, beaucoup restant dans leur camion un moment ou un autre... Mais dans la séquence de l’évacuation de la fête par les militaires, là, on avait vraiment beaucoup de monde devant la caméra !

Une autre chose sur Sirat, c’est son côté hors du temps.

MH : J’aime bien proposer une zone cinématographique où personne ne peut dire catégoriquement si on est dans le naturel ou l’artificiel... Et sur Sirat, on ne voulait vraiment pas inscrire les images dans une temporalité certaine. Les camions, par exemple, sont plutôt rétros, et les quelques informations narratives que les personnages reçoivent de l’extérieur sont très parcellaires. On parle de guerre, mais est-ce une simple guerre civile locale ou un conflit mondial ? On ne sait pas. Notre travail s’inscrit dans un cinéma qui suggère plus qu’il ne montre, c’est certain ! Suggérer au cinéma, ça laisse beaucoup plus de place à l’imaginaire du spectateur. Et je pense qu’un bon film, c’est celui qui parvient à nous intéresser mais sans jamais vraiment dire exactement de quoi il s’agit, qui nous oblige à participer. Mais je me rends compte que cette remarque ne s’applique pas qu’au cinéma, c’est valable pour toutes les formes d’art !

Photo Quim Vives


Est-ce à cause de cet attrait pour l’incertitude que vous avez tourné en pellicule ?

MH : Tout d’abord, Sirat a été filmé à 80 % en extérieur jour, en plein été, sous un soleil écrasant. Sans doute l’horreur pour tout directeur de la photo qui se respecte ! C’était un vrai défi à l’image, et il nous a semblé avec Olivier absolument nécessaire de partir en pellicule pour nous aider dans ces conditions. D’autant plus que nous n’avions pas les moyens d’une grosse production de film d’action, avec une armée de machinistes et d’électriciens pour pouvoir casser la lumière du soleil et rééclairer avec nos propres sources pour la continuité. Donc, c’était d’abord un choix très prosaïque, très pratique de tourner en pellicule. Mais je dois aussi avouer que la surprise de l’image latente, cette sorte d’incertitude dont on parlait me plaît beaucoup. Et à force concrète du numérique, sa réalité immédiate est finalement très éloignée de cette espèce de processus où vous vous fabriquez d’abord le film dans votre tête avant de le voir apparaître sur l’écran. Et même si j’ai déjà fait une quinzaine de films en argentique, je ne sais pas exactement ce qui va se passer à la fin. Vous partez dormir chaque soir avec les images du film en tête et ça vous force à faire travailler encore plus votre imagination...

Et le format 2,39 ?

MH : Cette envie au départ de film d’aventure nous a immédiatement fait penser à l’anamorphique. On s’est donc dit qu’on allait tourner en 35 Scope cette sorte de film d’action ! Montrer le désert, toutes ces nuances de couleurs, perdre les protagonistes dans le paysage, et bénéficier de ce décor désertique qui va si bien avec le 2,39. Peu à peu, les discussions s’engageant avec la production, on a dû revoir notre copie et abandonner le surcoût des optiques Scope et le métrage potentiel en 35 mm 4P pour passer en sphérique et 2P... Et finalement, le film s’est tourné en 16 mm pour pouvoir boucler le budget. On a donc tourné en Super 16 sphérique avec des Arri Ultra Prime, le seul choix vraiment disponible dans cette configuration. Et pour les quelques séquences de nuit, on a dû quand même faire appel au numérique avec une Alexa 35 pour pouvoir tourner en très basse lumière.

Ce n’est pas trop dur en termes de définition de voir son film issu d’un si petit négatif projeté sur un écran d’une telle taille ?

MH : Me chargeant moi-même de l’étalonnage de mes films sur Resolve, j’avais porté un très grand soin à la finalisation, en retravaillant le grain et en veillant à redonner de la définition dans les plans larges. J’étais vraiment satisfait à l’issue de la vérification du DCP à Barcelone, dans une projection très propre, ne m’imaginant pas retrouver forcément la même chose à Cannes - ayant moi-même découvert plusieurs de mes films dans les sections parallèles auparavant, sans jamais être complètement satisfait. Cette fois-ci, je dois dire que j’ai été stupéfait par la qualité de la projection dans le grand auditorium Lumière, donnant aux images une présence et une précision encore plus spectaculaires que ce que j’imaginais. Combiné à la taille très grande de l’écran, j’ai été plutôt satisfait de constater que beaucoup de gens, même du métier, ont pu penser que le film avait été tourné en 35... Ce qui était notre choix initial. Je pense même qu’à l’issue de cette projection de référence, je retournerai sur Resolve pour même atténuer certains renforcements de définition sur quelques plans ou séquences qui m’ont presque paru trop fort lors de la première.

(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)