Festival de Cannes 2017
Le directeur de la photographie Christophe Beaucarne, AFC, SBC, parle de son travail sur "Rodin", de Jacques Doillon
Retour sur une expérience faite de défis et de challenge pour un film composé de plans s’inscrivant dans la durée, comme dans la majeure partie de l’œuvre de Jacques Doillon. Rodin est présenté en compétition officielle lors de cette 70e édition du Festival de Cannes. (BB)
En 1880, Auguste Rodin partage sa vie avec Rose, lorsqu’il rencontre la jeune Camille Claudel, son élève la plus douée qui devient vite son assistante, puis sa maîtresse. Dix ans de passion, d’admiration commune et de complicité. Après leur rupture, Rodin fait face au refus et à l’enthousiasme que la sensualité de sa sculpture provoque et signe avec son Balzac, rejeté de son vivant, le point de départ incontesté de la sculpture moderne. Avec Vincent Lindon, Izïa Higelin, Séverine Caneele
Les désirs du metteur en scène et les pensées du directeur de la photo.
Dès le premier rendez vous, Jacques Doillon m’a dit qu’il voulait beaucoup de profondeur de champ (je n’aime pas la profondeur de champ en numérique), pouvoir tourner à 360° (j’ai traduit : pas de lumière sur pied), tourner des plans séquences à deux caméras (j’ai compris : un ballet dans des axes différents et une lumière bonne partout).
Et il a conclu que pour la beauté, on ferait ce qu’on pourra (j’ai pensé : il faudra que ce soit beau). Voilà comment tout a commencé...
... Et comment le tournage de Rodin fut exaltant !
Ce fut exaltant car c’était un challenge ! Je voulais faire exister une direction de lumière sur les statues pour avoir du modelé dans l’image. J’avais cette contrainte de ne pas pouvoir éclairer depuis l’intérieur, j’ai donc joué avec la lumière naturelle... et avec les fausses teintes aussi ! Sur la grande verrière dans l’atelier, j’avais mis des draps très opaques avec un système pour pouvoir coulisser ces draps en ouverture-fermeture.
A l’intérieur, j’avais des pendrillons noirs que je déplaçais à volonté pour changer la lumière pendant le plan et des rideaux que je mettais sur les fenêtres avec un système pour ouvrir et fermer facilement. Je jouais beaucoup aussi avec les costumes, le tablier qui éclaire le visage de celui qui se trouve à proximité, ou avec des draps au sol.
Changer ses habitudes pour l’axe de la lumière, un autre défi.
Je ne mets jamais la lumière dans le dos de la caméra et donc je n’éclaire pas à la face ! Sur Rodin, à cause de la mise en scène, j’étais obligé d’éclairer de cette manière. Il s’est avéré que j’obtenais du modelé sur les sculptures et que les personnages ressortaient comme dans cette scène où la jeune fille, couchée sur le dos et qui sert de modèle, se détache très bien du fond sombre. Je me suis retrouvé très souvent dans des conditions de lumière quasiment comme en extérieur sauf que je pouvais maitriser la lumière zénithale.
Plan séquence et chorégraphie des caméras
Les deux caméras étaient sur des Stab One, dans des axes différents et plus ou moins avec la même focale. Jacques voulait que les acteurs jouent dans la continuité de la scène, c’était donc les caméras qui bougeaient dans le plan, l’une prenant le relais de l’autre et avec parfois des moments inutiles. Dans la maison de Rodin à Meudon, il y a par exemple une caméra qui filme Rodin dans l’escalier et une caméra qui l’attend en haut.
Ou encore, il y a une caméra cachée à l’intérieur de la Porte de l’Enfer qui filme Rodin de face en gros plan quand il complète sa sculpture tandis que l’autre le filme en plan large de dos. Nous tournions les plans un peu comme une chorégraphie qui durait parfois douze minutes. Ce n’est pas évident de cadrer avec les petits écrans mais c’était vraiment l’outil du film.
Au delà de la complexité du dispositif, c’est enthousiasmant de tourner sans couper !
Tourner une scène dans la continuité, c’est très exaltant au niveau de l’énergie, pour la concentration des acteurs et des techniciens, et pour la liberté de tournage. On n’est pas sans cesse en train de s’arrêter, de déplacer les caméras avec le "vidéo village" et toute l’équipe. Ce qui est passionnant aussi c’est que grâce au mouvement des deux caméras dans le plan, les plans séquence ne paraissent pas du tout longs.
Je préfère tourner avec la même focale sur les caméras, car lorsqu’on tourne un plan large et un plan serré en même temps c’est toujours très compromettant pour la lumière. Et pour le son, c’est infernal ! Sur Rodin, c’était un peu l’enfer quand même pour la prise de son, à cause de tous les déplacements et de la lumière en réflexion.
Le ballet des caméras, le changement de diaph... Et la profondeur de champ alors ?
Le plus souvent, j’affichais une pose moyenne et encore plus souvent, je changeais de diaph pendant les prises, jusqu’à cinq diaphs quand on passait de l’intérieur vers l’extérieur. Au final, j’essayais de donner de la profondeur de champ pour contenter Jacques, puisque c’était son envie... Pour certains décors, j’avais trop de contrainte et je tournais à pleine ouverture...
Le choix des objectifs pour un film sur la création.
J’ai choisi les Leica pour leur grande ouverture, pour la douceur des flous et le piqué de l’image mais aussi pour la gamme proposée dans les courtes focales. Quand on est en décor naturel, avoir le choix entre 6 objectifs pour faire un plan large, c’est vraiment intéressant. En même temps, nous étions souvent au 29 mm ! [Rires...]
Cette focale était parfaite pour avoir la perspective du décor et pour inclure le geste et l’œuvre dans un même plan. Il y a peu de gros plans dans Rodin, mais comme les caméras se déplaçaient beaucoup, je pouvais avoir une proximité avec chaque personnage sans déformer les visages.
L’étalonnage, étape cruciale pour peaufiner les noirs et les blancs.
Pour gommer un peu l’effet numérique de la grande profondeur de champ, j’ai sali les noirs en y ajoutant un peu de bleu, comme si j’avais tourné avec une pellicule un peu sous exposée. Ce traitement donne un côté terreux et plus organique à l’image.
Il y a beaucoup de blanc, avec les blouses des sculpteurs, le plâtre des sculptures, les fenêtres qui claquent... J’ai retrouvé du détail dans les blancs grâce à l’étalonnage.
Jacques Doillon est vraiment un réalisateur qui a un rapport très visuel au film. Pour filmer la découverte du Balzac terminé, il a eu cette idée de faire apparaître la sculpture blanche sur fond de ciel blanc ce qui provoque une image assez onirique.
La terre et le bronze
Pour les derniers plans du film, nous avons tourné au Japon et filmé pour la première fois du bronze puisque maintenant les Balzac sont moulés dans ce matériau. J’aime beaucoup cette démarche de filmer, pour l’épilogue, la matière qui est considérée comme la plus noble alors que Rodin dit au début du film que la matière la plus noble c’est la terre...
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)