Claire Mathon, AFC, un bateau dans le ciel
Par Ariane Damain Vergallo pour Leitz CinePresque un an auparavant, Claire Mathon avait rencontré le réalisateur Pablo Agüero qui lui avait proposé ce projet fou refusé par d’autres avant elle. L’histoire, en 1930, d’Antoine de Saint-Exupéry, alors jeune pilote de l’Aéropostale en Argentine qui part à la recherche, en plein hiver, d’Henri Guillaumet, son meilleur ami, disparu avec son avion dans la cordillère des Andes. L’histoire d’une amitié indéfectible entre deux hommes qui trouveront une semblable mort en mer Méditerranée durant la Seconde Guerre mondiale.
Le casting est prestigieux et international : Louis Garrel incarne Saint-Exupéry, Vincent Cassel est Henri Guillaumet et Diane Krüger son épouse. « L’idée est belle » mais il lui semble alors que, si faire ce film lui semble plus qu’enthousiasmant, cela risque aussi d’être extrêmement long et complexe et, en effet, Saint-Ex est une aventure qui va durer presque de deux ans.
Avec le réalisateur Pablo Agüero ils partent environ deux mois à l’été 2022 d’abord en Patagonie, en Argentine mais aussi en Bretagne, souvent accompagnés de dronistes. Ils vont tourner le "premier film", c’est-à-dire les "plates" qui serviront à incruster le ciel sur les murs du grand studio de Bry-sur-Marne au centre duquel sera posé l’avion de Saint-Exupéry, le célèbre Potez 25A2. Il s’agit, à l’époque, du seul appareil capable d’atteindre une altitude de 7 000 mètres afin de survoler la cordillère des Andes.
En Patagonie, c’est l’hiver austral car les saisons sont inversées par rapport aux nôtres. Ils resteront de longues heures à tourner, de l’aube à la nuit, pour capturer des dizaines de levers et autant de couchers de soleil, en accédant aux sommets des montagnes après de longs périples qui se font parfois en raquette dans la neige.
Récompensée par l’infinie pureté du ciel, Claire Mathon s’imprègne des images et de l’atmosphère unique de la cordillère des Andes comptant sur sa mémoire intime pour les lui restituer le moment venu.
Elle filme des heures durant de longs plans fixes afin d’accélérer, plus tard, la course des nuages observant que le mouvement gouverne le ciel ; le parcours du soleil, la force du vent et de l’air impriment aux éléments une vitesse constante mais aussi une accélération aléatoire.
Ces moments à étudier et à chercher ensemble, dans « la foi et la solitude » sont l’occasion de forger une amitié avec le réalisateur et, de retour en France, la préparation du "deuxième" film commence dans l’enthousiasme.
Pablo Agüero veut « s’emparer de leur liberté pour tourner des plans qui les envouteront tous les deux ». Un émerveillement commun qu’il faudra faire durer tout au long des 47 jours de tournage car, si les tournages en équipe réduite sont souvent des lunes de miel, le tournage proprement dit s’apparente plutôt à la vie conjugale avec ses plaisirs mais aussi ses vicissitudes.
En septembre 2022, l’ensemble des plates est confiée à deux jeunes techniciens passionnés afin qu’ils les assemblent suivant la chronologie de l’histoire, qu’ils les répertorient et les placent dans une bibliothèque où elles pourront facilement être retrouvées par thèmes et par caractéristiques. À eux deux ils seront d’une certaine manière le "cerveau" des VFX qu’ils commenceront à fabriquer et à inventer avec Pablo Agüero et Claire Mathon pour chaque plan du film.
Débute alors la préparation du tournage qui aura lieu six mois plus tard, fin février 2023. Claire Mathon et Pablo Agüero ont alors tous deux des intuitions qui leur serviront à aiguiller le film dans la bonne direction.
Tout d’abord Claire Mathon décide de choisir la couleur bleue comme fond d’incrustation et non la couleur verte qui est habituellement choisie car elle a une longueur d’onde qui ne se rencontre qu’exceptionnellement. Le bleu risque, lui, de baver sur les parties réfléchissantes de la carlingue de l’avion mais elle en accepte le principe car le bleu est la couleur du ciel. L’autre idée est de rechercher le maximum de netteté de l’image afin de restituer l’impression que l’on a en montagne, en extérieur et en plein jour.
En outre, Pablo Agüero a le sentiment que l’atmosphère créée par les nuages, la brume, le brouillard, la pluie, la poussière, le sable ou la neige devra être ajoutée ultérieurement et que le tournage du film avec les comédiens et l’avion en studio sur fond bleu avec incrustation des plates n’est pas le film définitif. Et en effet, lors des essais préalables en studio, ils s’aperçoivent que si l’on ajoute en direct l’atmosphère, l’incrustation est plus difficile à faire. Ils décident donc de faire des incrustations très simples et de complexifier après.

L’atmosphère sera tournée à part, sur fond noir et sur fond bleu puis rajoutée ensuite. C’est pour cela qu’alors que le "deuxième film" n’est pas encore tourné que se profile déjà le "troisième film" ; la postproduction où seront rassemblées et étalonnées toutes les couches qui constitueront l’image finale du film. Une troisième étape qui allait durer encore plus que les deux précédentes et mener Claire Mathon à l’été 2024 durant lequel se terminera l’étalonnage.
Dès le début du travail avec Claire Mathon, Pablo Agüero suggère, afin de faire comprendre à l’ensemble de l’équipe les intentions de réalisation et d’image, de faire faire une maquette du film entier en 3D avec la succession chronologique des plates choisies, les éléments de décor et des figurines représentant les comédiens du film.
Du tournage en Patagonie, Claire Mathon a ramené l’idée qu’on peut voir d’infinies variations au ciel au cours de la journée, de l’aube au coucher du soleil mais que les décrire pour les reproduire ne suffit pas car les impressions qui s’y rattachent peuvent être semblables alors que le moment n’est pas du tout le même. Une réflexion qu’elle avait commencée des années auparavant lorsqu’elle était encore étudiante à l’École Louis-Lumière, elle dont le mémoire de fin d’études s’intitulait : "Intervenir en lumière naturelle" !
Avant ce voyage, elle a relu le livre de son enfance Le Petit Prince écrit par Antoine de Saint-Exupéry en 1942 et devenu dès lors le plus grand succès de librairie planétaire après la Bible. Il raconte l’histoire d’un « petit bonhomme tout à fait extraordinaire » qui vient d’une planète grande comme une maison et qui visite les planètes alentour pour ensuite atterrir sur la planète Terre.
S’inspirant de ce poétique voyage et pour faire comprendre à son chef électricien, Ernesto Giolitti, et à sa première assistante caméra, Sarah Dubien, les différents états du ciel, Claire Mathon imagine plusieurs "planètes" dont les appellations se rattachent toutes à des observations et des sensation vécues lors du tournage des plates dans la cordillère des Andes : Petite Princesse, Mer de Patagonie, Zonda, Montagne de Condors, Petit Berger. Pour chacune d’entre elles, elle prépare minutieusement une fiche avec les correspondances techniques de la lumière et de la caméra.

Le début du tournage a lieu le 27 février 2022. L’avion de Saint-Exupéry est posé là au milieu d’un océan de bleu. Le studio est immense tout comme l’inquiétude, la solitude et les doutes de Claire Mathon.
Les derniers essais qu’elle a failli ne pas montrer à la production sont ratés à part un seul plan assez joli. Et pourtant elle est censée rassurer tout le monde et faire des images sublimes !
En ce premier jour de tournage elle a cependant compris une chose qui va la guider. Il ne faut pas choisir une plate qui soit trop belle et qui se suffise à elle-même car, à ce moment-là, on ne voit plus les comédiens. En revanche il faut, à chaque plan, se poser la question du fond et imaginer les couches de matières qu’il faudra rajouter plus tard afin d’obtenir le résultat idéal.
Car, tandis que le réalisateur Pablo Aguëro s’isole devant son écran sous une petite tente noire, les comédiens entrent en scène et mesurent eux aussi la difficulté à jouer devant des murs bleus et sur un sol tout aussi bleu. Claire Mathon connaît bien le comédien Louis Garrel qui incarne Saint Exupéry et avec qui elle a déjà tourné. Son côté enfantin et inventif se joue de ces contraintes et il décide de faire abstraction de la technique, de ne pas en être prisonnier et de se lancer joyeusement dans l’aventure. Il sera un allié précieux.
Trois semaines de prélight ont été nécessaires pour équiper le studio. Claire Mathon a imaginé un dispositif de lumière étendu sur tous les côtés du studio et figurant les quatre points cardinaux.
Il faut savoir que la Patagonie se situe dans l’hémisphère sud du globe terrestre. La position d’un observateur est donc inversée et il voit le soleil se lever sur sa droite (à l’Est) et se coucher sur sa gauche (à l’Ouest) en suivant une trajectoire inverse de celle dont nous avons l’habitude dans l’hémisphère nord, c’est-à-dire de la gauche vers la droite car il passe par le Nord et non le Sud.
Trois toiles de 50 m2 chacune sont ainsi placées en hauteur, figurant l’Est, l’Ouest et le Nord, constituées de coton blanc de part et d’autre d’une bande de 1,20 m de largeur en soie blanche qui permettra une lumière directionnelle et recréera du contraste. 50 projecteurs sont placés derrière chacune des trois toiles - des Maxibruts de 9 kW, des SkyPannel et des Vortex - tandis qu’une quatrième toile figurant le Sud donc, servira uniquement de réflecteur.
Pour le soleil, un 20 kW et un 10 kW sont montés chacun sur une grue indépendante permettant une lumière plus forte ou plus faible suivant les différents moments de la journée, du soir ou de la nuit. Et comme c’est l’habitude en studio, aucun projecteur HMI à 5 600 K mais uniquement de la lumière tungstène à 3 200 K, l’affichage de la température de couleur correspondante sur la caméra permettant d’obtenir le rendu colorimétrique souhaité, plus chaud en affichant une température de couleur plus forte et plus froid avec une température de couleur plus basse.
Chaque matin, Claire Mathon indique à Ernesto Giolitti, son chef électro, et à Sarah Dubien, sa première assistante caméra, la "planète" du jour qui servira d’inspiration au type de lumière souhaitée, à la température de couleur de la caméra et au filtrage. Et chaque jour est une nouvelle aventure en plein ciel.
Se retrouveront-ils en plein cœur de l’hiver sur la planète "Petit Berger", froide, brumeuse et blanche comme la neige ou bien sur la planète "Zonda" qui a un nom de vent de type foehn, une des planètes les plus chaudes de toutes et qui figure une tempête de sable en plein Sahara ?
Une fois la planète choisie, la lumière faite et la caméra prête, le troisième paramètre tout aussi important va être l’animation de la lumière. L’avion de Saint-Exupéry est posé au sol, très souvent immobile et fixe mais aussi monté parfois sur un gimbal qui lui permet de bouger sur son axe. Mais pour donner la sensation qu’il avance, c’est toute la lumière qui doit bouger autour afin de créer l’illusion du mouvement.
Tous les projecteurs sont donc reliés à une console qui permet, à distance, de les faire bouger dans tous les axes. Un logiciel les allume et les éteint de manière aléatoire, comme si des nuages défilaient devant le soleil, afin de recréer les impressions lumineuses d’un passager dans un avion.
Et les électriciens bougent également des formes devant les projecteurs ou bien font onduler du tissu pailleté pour recréer les reflets de l’océan.
Un mouvement permanent de la lumière à l’exact inverse du processus imaginé par le grand réalisateur américain Terrence Malik pour son film Les Moissons du ciel où il avait fait construire son décor principal en extérieur, l’installant sur des vérins afin de le faire tourner en suivant la course du soleil pour ne jamais le rééclairer.
Car les cinéastes aiment parfois se muer en démiurges …
La carlingue de l’avion de Saint-Exupéry est argentée, ce qui signifie beaucoup de reflets de lumière inopportuns pour l’incrustation. Claire Mathon ne cesse de la matifier aussi afin de rendre l’image la plus douce possible tout en gardant le contraste. Une quadrature du cercle qu’elle résout en utilisant les optiques Summicron-C de Leitz, dont elle aime les flares ronds, le rendu doux mais précis et brillant et l’absence d’aberrations à diaphragme très fermé.

Car, lors des essais, elle s’est aperçue que pour se garder des marges de manœuvre pour la postproduction du "troisième film" qui allait révéler les deux autres, il lui fallait, certes, avoir une image douce mais avec un maximum de profondeur de champ y compris pour les gros plans.
Pour cela elle a utilisé la caméra Alexa 35 de Arri à la sensibilité de 2 580 ISO qui lui permettait souvent de tourner avec un diaphragme de 8 ou 11 avec un maximum de netteté à l’instar du travail de grands chefs opérateurs comme Philippe Rousselot et José Luis Alcaine et à complet rebours de la tendance actuelle qui est de travailler à pleine ouverture du diaphragme isolant ainsi le personnage au centre de l’image en l’entourant de flou.
Et contrairement à l’habitude qui consiste pour les premiers assistants caméra – et ce depuis l’avènement des caméras numériques – à faire le point à distance de la caméra, Sarah Dubien tient à être en permanence à côté de Claire Mathon pour échanger, discuter avec elle et confronter les regards. Elle a même fait installer un micro sur la caméra qui permet de se parler à distance. Le vendredi, veille de week-end, c’est "Radio Claire Mathon" avec blagues en tout genre, chansons et délassement général.
Car dans la grande solitude du studio, tourner le film est épuisant. Claire Mathon doit s’enfoncer en permanence dans ses souvenirs de la cordillère des Andes, dans sa mémoire intime car, pour elle, le cinéma est exigeant : « Il doit nous envahir ». Ce credo est sa seule boussole qui lui donne des ailes.
Et, tout comme sur un bateau, la tradition de la Marine exige que chaque passager ne soit responsable que d’une seule personne - son âme - qu’il cherchera à sauver en cas de naufrage du bateau, son équipe proche se sent investie auprès d’elle d’une mission d’aide et de soutien dont elle s’acquitte d’autant mieux que « Claire Mathon instaure un tel partage, une telle confiance qu’on a envie de l’aider, de prendre soin d’elle ».
Un film et une aventure hors du commun, ensemble, comme un bateau dans le ciel.

(Propos recueillis par Ariane Damain Vergallo auprès de Claire Mathon, directrice de la photo, Sarah Dubien, première assistante opératrice, et Ernesto Giolitti, chef électricien)