Darius Khondji, AFC, ASC, évoque son travail sur "Armaggedon Time", de James Gray

Automne à New York

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Film automnal et sombre, baigné d’une lumière solaire dorée vacillante, Armageddon Time, de James Gray, est un long métrage rempli de souvenirs pour son réalisateur. Une histoire constituée d’une galerie de personnages ayant tous existé, tirés de son enfance dans le quartier du Queens. Avec au centre de l’intrigue un adolescent à la recherche de lui-même – interprété à l’écran par le jeune Banks Repeta – entouré de Anne Hathaway (la mère), Jeremy Strong (le père) et Anthony Hopkins (le grand-père). Darius Khondji, AFC, ASC en est le maître d’œuvre à l’image, proposant une image sobre et douce dans ce New York du milieu des années 1980, où la musique hip hop naît tandis que le mouvement punk s’éteint peu à peu. (FR)

Milieu des années 1980, le quartier du Queens à New York est sous l’hégémonie du promoteur immobilier Fred Trump, père de Donald Trump, le futur président des Etats-Unis. Un adolescent étudie au sein du lycée de Kew-Forest School dont le père Trump siège au conseil d’administration de l’école et dont Donald Trump est un ancien élève.

Quand on lui demande d’évoquer son meilleur souvenir sur le film, Darius Khondji évoque immédiatement sa joie d’avoir pu filmer un tel casting : « Réunir cette famille de fiction devant la caméra de James Gray, c’était un merveilleux moment. Filmer par exemple ces scènes de dîner avec tous les comédiens autour de ce jeune garçon, si juste à l’écran, c’était très émouvant. Surtout quand on sait qu’on travaille sur un film aussi personnel, dont les souvenirs du réalisateur en forment la trame. Des personnages qui sont tous inspirés de gens désormais disparus et qu’on ressuscite le temps d’une prise. C’est au fond un aspect très dramatique du projet auquel je ne m’attendais sans doute pas à sa lecture. Être témoin d’une période révolue, de vies disparues, il y a là un côté très nostalgique – que j’adore et qui m’a, moi-même, replongé dans mes souvenirs. Le choix de l’automne allant aussi dans ce sens, avec des lumières solaires en déclin, pour moi un peu annonciatrices de la mort. Ce n’est donc pas pour rien que Marcel Proust m’est tout de suite venu en tête en découvrant le script, notant même certaines phrases de À la recherche du temps perdu pour les proposer à James Gray. Tandis que lui, de son côté, évoquait des mots-clés, comme des balises pour son film : "La perte", "Les fantômes " ou "Tout est parti". Quelques mots ou expressions que j’ai transmis moi-même à l’équipe pour qu’ils nous inspirent jusque dans la tente image. Gabriel Kolodny, mon fidèle DIT, les ayant même recopiés sur un morceau de Permacell comme un mantra scotché juste au-dessus de ses écrans ! »

Photogramme

Quand on lui pose la question sur les références qui ont guidé le film, le directeur de la photo évoque avant tout la sobriété : « Rembrandt est revenu tout de suite dans nos conversations, tout comme une lumière zénithale très dépouillée, presque religieuse par certains aspects. Des souvenirs d’une maison très sombre, peu éclairée où chacun veillait à économiser l’énergie en ces temps de premier choc pétrolier. » Ce goût pour les lumières douces en douche étant aussi pour lui celui du travail de Gordon Willis sur Le Parrain 1 et 2, dont il est fan. « Pour concilier ces lumières en douche et les plafonds bas, j’ai fait construire, par mon gaffer George Selden, des boîtes à lumière très plates, constituées de plaques de LEDs bicolores d’environ 40/40 cm sur seulement quelques centimètres d’épaisseur. Diffusées à l’aide de plusieurs couches très épaisses de magic frost, ces dispositifs ont pu être installés au plafond pour créer les top lights, tout en pouvant les contrôler en intensité et en couleur précisément. Le format 2,35 choisi par James nous aidant encore un peu plus pour pouvoir les mettre hors champ... »

Parmi les séquences-clés du film, on trouve, par exemple, la première scène de confession dans la chambre du jeune Paul entre lui et son grand-père. Darius Khondji explique : « Sur le film, on a travaillé avec précision sur les palettes de couleur, comme notamment sur les tonalités de papiers peints des murs. Peu de couleurs vives, et un gros travail sur la densité des murs. J’ai fait, par exemple, descendre tous les murs de plusieurs degrés de gris dans cette maison, comme dans cette chambre. C’était capital pour pouvoir contrôler la lumière sans pouvoir accrocher trop de choses ou bénéficier d’un grill comme on le fait en studio. Pas de drapeaux, peu des sources... Et pas non plus cette habitude du numérique qui consiste à se dire : « C’est pas grave, on assombrira telle ou telle partie à l’étalonnage ». On avait en tout cas tous les deux cette sensation qu’il fallait donner un côté fugace à la lumière, rester dans une image sans beaucoup de contraste, ni brillances, humble par certains aspects. J’aime ainsi sur ce film parler de lumière "pauvre", un concept que j’associe au mouvement artistique italien des années 1960 "Arte Povera", de Germano Celant, qui m’est si cher. Si on reprend l’exemple de cette scène dans la chambre, je me souviens combien James était attentif à cette pénombre, c’était pour lui aussi les images de son enfance qui lui revenaient, sa propre lumière. Une image très basse en contraste, presque sous-exposée, comme une vision brève qui disparaît… Un souvenir. Un film où on est témoin de quelque chose de manière volatile. »

James Gray et Darius Khondji
James Gray et Darius Khondji

Questionné sur les nombreuses scènes de nuit qui jalonnent le film, Darius Khondji se confie : « Sur Armageddon Time, j’ai voulu un peu plus utiliser du tungstène en extérieur nuit, pour me rapprocher le plus possible de la couleur des rues de l’époque. Là encore, une lumière simple, avec peu de sources et un niveau général nocturne très en-dessous de ce qu’on connaît désormais dans les villes actuelles éclairées par LEDs. Des incidences très verticales, à l’image de cette scène à la fin du film quand le père ramène son fils à la maison à la sortie du commissariat. J’ai éteint la plupart des réverbères, ne laissant que quelques taches lumineuses çà et là. Quand on est dans la voiture, l’effet principal vient de sources tungstène placées très haut, à une hauteur similaire aux vrais réverbères, mélangées à quelques ¾ contre provenant de lumières de porches d’entrée ou de jardins avoisinants. »

Photogramme

Adepte d’une certaine méthode de travail héritée du film, Darius Khondji explique combien le travail sur le plateau est à ses yeux fondamental : « Je reste très attaché à ce que l’image qui est capturée devant nous, avec les comédiens, soit respectée, un peu, je dirais, comme avant la chaîne de postproduction numérique et que la majorité des décisions étaient prises au tournage. Pour conserver cet esprit, j’ai désormais pris l’habitude de demander à Gabriel Kolodny, mon DIT, d’étalonner en direct les images quand on tourne, et que ces images soient considérées comme référence tout au long de la chaîne. Le laboratoire qui traite ensuite les rushes de l’Alexa, respectant scrupuleusement ces directions données au tournage. Et c’est dans ces conditions d’utilisation, la force du numérique, à savoir que dès le premier montage on peut montrer le film en sortie d’Avid, avec des volontés d’images déjà parfaitement assumées. L’étalonnage final sur ce film (avec Damien Van Der Cruysen, chez Harbor à New York) étant particulièrement fidèle à ces rushes concoctés sur le plateau. »

Si ce nouveau film est produit et distribué en salles par Focus Features, force est de constater que, depuis déjà plusieurs projets, le directeur de la photo est régulièrement au générique de films et de séries produits par et pour les plates-formes. Questionné sur la fin annoncée du cinéma en salles, Darius Khondji répond : « Ça ne me dérange pas du tout de tourner pour les plates-formes, bien au contraire. Que ce soit sur les séries ou pour des films, on a avec eux souvent une liberté artistique très grande. Mais c’est vrai que cette question de la sortie en salles reste capitale. Le problème s’est posé exactement en ces termes sur Okja, de Bong Joon Ho, sur lequel Netflix nous a laissé une totale liberté, évoquant également une sortie salles... qui n’a finalement jamais eu lieu. Moi je suis bien sûr un fervent défenseur du cinéma en salles, et tourner des films pour la salle, c’est mon souhait avant tout. Voir une œuvre sur un grand écran, avec un son à la hauteur des images et au milieu d’autres spectateurs, reste une expérience extraordinaire que même le home cinéma ne peut imiter. Alors je pense que les cinéastes doivent taper plus fort du poing sur la table quand ils signent un film avec une plate-forme pour exiger qu’il sera bel et bien distribué en salles. C’est, par exemple, ce que Alejandro Inarritu a obtenu sur Bardo, son nouveau film actuellement en postproduction sur lequel j’ai eu la chance de l’accompagner. On lui a promis que le film sortirait en salles, avec tout de même, je le confesse, une incertitude sur le territoire français à cause de la législation sur la chronologie des médias. Le film devrait être prêt pour la fin de l’année, et j’espère sincèrement que chacun pourra le voir au cinéma s’il le souhaite... »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)