Festival de Cannes 2019
De la nécessité du regard de l’autre
Entretien avec le directeur de la photographie Jonathan Ricquebourg, AFC, à propos de son travail sur "L’Angle mort", de Pierre Trividic et Patrick Mario BernardL’Angle mort réunit plusieurs enjeux narratifs - politique, romanesque, fantastique - pour parler d’un homme invisible dont le pouvoir se détraque. Il a l’ambition de poser la question philosophique de la nécessité du regard de l’autre pour exister et faire renaître un personnage à lui-même. (BB)
Avec Jean-Christophe Folly, Isabelle Carré, Golshifteh Farahani.
Sortie le 19 octobre 2019
Ce projet a mis du temps à se monter mais au final, c’était pour que le comédien atteigne l’âge de son personnage !
Jonathan Ricquebourg : Ah oui ! Ce projet a mis dix ans à se monter depuis sa première écriture car les réalisateurs ont refusé de le tourner "au rabais". Jean-Christophe Folly était pressenti mais était trop jeune. Puis au moment du tournage, il avait atteint le bon âge et c’est lui qui interprète le personnage principal, Dominick.
Comment as-tu conçu l’image de ce film qui ne s’inscrit pas dans un seul genre ?
JR : L’Angle mort passe sans transition du film politique au soap, de la série B au fantastique. Ce sont autant de lectures du film que je devais emboîter pour réfléchir à l’image. En un mot, c’est un film romanesque.
Comment créer l’image d’un film avec toutes ces dimensions, allant du marivaudage au fantastique ? Les réalisateurs avaient envie d’une image classique, qui s’inscrive dans le romanesque avec tout ce que cela peut induire. J’ai essayé de faire une belle image mais pas dans ce qu’on pourrait en attendre, c’est-à-dire que j’espère que la beauté de l’image se trouve dans la rencontre entre ce qui se passe et comment cela se passe. Il fallait qu’elle soit en demi-teinte, tout en gardant en tête les mots de Pierre et Patrick : « Une image gluante, belle, étrange ».
Le film raconte l’évolution du personnage, il fallait la traduire artistiquement par l’image ?
JR : C’est l’histoire d’une "véritable" disparition pour arriver à une forme de renaissance. Le début du film est contrasté, brillant, coloré. Le cadre est dynamique avec une caméra à l’épaule. Il fallait aller vers une sorte de réduction, pour qu’à la fin ce soit plus doux, plus délicat. Nous finissons par une image plus monochrome, la fin se passe dans la neige, on est ton sur ton, avec des blancs et des gris.
Le film commence au début des années 1980 et se termine en 2020, mais il y a des flashbacks. Comme je voulais garder une unité au film, ils sont traités de la même manière que le présent.
Comment avez-vous rendu possible l’invisibilité de Dominick ?
JR : Le parti pris de Pierre et Patrick est de toujours garder Dominick à l’image. Nous sommes de son point de vue, il est donc nu à l’image. Puis on s’est posé la question des ombres : est-ce que la lumière projette une ombre sur lui ? Si on éliminait les ombres sur lui, il était très "plat" donc on a préféré les garder et ne faire disparaître que les reflets. Quand il est face à un miroir, on voit que son reflet n’existe pas.
Enfin, on s’est posé la question du regard et nous avons joué sur les "vrais" faux raccords : quand on est dans son point de vue, on le voit, quand c’est le point de vue d’un autre personnage, on ne le voit pas. A l’intérieur des séquences, on le voit et on ne le voit pas. Cela crée un effet de film fantastique sans artifices, quelque chose d’assez pur mais dont le résultat a une dimension oppressante très réussie.
Le travail autour de la couleur et des associations personnage-décor a été important, pourquoi ?
JR : Dominick devait se dissoudre dans l’espace, il devait, par exemple, s’approcher de la couleur des murs de son appartement. Les réalisateurs m’avaient parlé du peintre espagnol Zurbaran et de ses peintures très ton sur ton, relativement désaturées.
J’ai travaillé la lumière essentiellement en indirect, elle rebondissait à plusieurs endroits avant de toucher le personnage. Avec Jean-Christophe Folly qui est noir et Isabelle Carré qui est très blanche, ça me permettait d’avoir un réflecteur pour chacun quand ils étaient ensemble, d’avoir des textures de lumière très mates, très douces sur eux et qui se fondaient bien dans le décor. Et je dois dire qu’en réfléchissant à la manière d’éclairer Jean-Christophe, j’ai réalisé que j’en avais assez de voir des personnes à la peau noire éclairées à contre-jour pour faire briller leur peau. Je voulais une lumière plus douce, plus à la face.
Le format du film est particulier, par quoi ce choix a-t-il été motivé ?
JR : La deuxième référence visuelle pour le film, ce sont des photographies de David Hilliard. Ses œuvres sont souvent des diptyques ou des triptyques, avec un effet "boîte" à l’intérieur de laquelle on pourrait imaginer un petit théâtre de marionnettes représentant l’être humain, les gens et ce regard porté sur eux.
Pour L’Angle mort, nous voulions un rapport plus photographique dans la composition de l’image, avec un travail important des rapports flou-net dans le cadre. Il y a plusieurs moments dans le film où le point est à l’arrière-plan, sur le décor, et non sur les personnages. C’est ce qui nous a orientés vers le 4:3 qui amène une sorte d’évidence dans la composition des corps. Souvent, ce format est perçu comme une affirmation, c’est très tendance ou très vieillot. A contrario, on ne voulait pas qu’il se remarque.
Par exemple, avec les scènes de nuit, l’obscurité absorbe les bords du cadre et le 4:3 s’efface, on oublie ainsi le côté fermé de ce format. Nous avons beaucoup tourné avec le 25 mm et le 40 mm, pour rester proche des personnages et pour que le rendu photographique s’incarne avec des focales plutôt courtes.
Il y a des registres d’image différents, des textures qui évoluent, des diffusions, parle-nous du matériel utilisé et surtout des motivations de ces choix.
JR : Chaque parti pris est réfléchi pour que rien ne soit gratuit. Par exemple, les lumières en douche sur Dominick, pour créer l’image de super héros, sont toujours justifiées. Quand il n’arrive plus à devenir visible, il s’habille et va dans la ville pour tenter d’être vu ; c’est le climax du film, il devient le super héros déchu, les effets sont plus affirmés. Il y a effectivement des registres d’image différents, du téléphone portable, des images tournées à la DV pour les images dans les téléphones. Quelques plans "volés" au Lumix, de l’Alpha 7S dans le métro.
Nous avons tourné avec la RED car je trouvais qu’elle offrait plus de nuances dans les peaux noires. J’ai compensé sa dureté par des filtres et de la diffusion sur le plateau, de la fumée. Et cela m’a permis de jouer, y compris à l’étalonnage, sur différents niveaux de douceur et de dureté. La ville paraît très "sharp", pour lui donner une grand présence. Et aussi, parce que l’invisibilité impliquait d’être au plus proche du ressenti de Dominick : sentir la peau, le froid des murs, le vent dans les arbres, les pieds mouillés sur le béton de la ville, la pulpe des doigts. La solitude des grandes villes.
Quel a été ton plus grand plaisir à tourner ce film ?
JR : Mettons la question au pluriel !
Le sujet : c’est un film sur la reconnaissance dans le regard de l’autre, et finalement cette invisibilité s’applique à tout le monde. J’ai aimé accompagner cette question tout au long de la fabrication du film.
L’émotion dans le film : pour un opérateur, c’est vraiment un cadeau de rendre visible un homme invisible surtout lorsque cette visibilité se révèle via l’amour et le sentiment d’être aimé pour ce que l’on est. Là encore, j’ai aimé accompagner cette trajectoire du film.
Le sens de mon implication, c’est surtout de travailler avec deux réalisateurs fascinants, qui ont un esprit de troupe. Ils sont restés fidèles aux techniciens qu’ils avaient choisis deux ans auparavant, quitte à les attendre. Et puis ils sont très impliqués ; Pierre arrive le matin avec un plan au sol, Patrick avec un story-board ou alors un dessin, ils sont exigeants, inventifs, et c’est très stimulant pour un opérateur !
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)